Le credo partie 2

« Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ »
C’est le deuxième chapitre du Credo qui commence avec la confession relative à Dieu le Fils.
« Je crois en un seul Seigneur » est une reprise de la première phrase : « Je crois en un seul Dieu ». Ici est réaffirmée l’unicité de Dieu : il n’y a pas un Dieu et un Seigneur, mais bien un seul et unique Dieu qui est le seul et unique Seigneur, et quand je parle de Jésus, je parle bien de ce Dieu unique. Attention à notre tendance un peu cartésienne (et peut-être française !) qui distingue si bien qu’elle peu parfois perdre de vue l’unité.
Le mot « Seigneur » (en grec : Kyrios, celui de notre « Kyrie eleison ») désigne en effet Dieu, c’est la traduction du nom imprononçable YHWH sous lequel Dieu s’est révélé à Moïse au buisson ardent.
Mais Jésus s’approprie ce titre avec raison : « Vous m’appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. » (Jn XIII 13). Très souvent, dans l’évangile les personnes s’adressent à lui en reprenant ce titre, qui devient adoration dans la bouche des apôtres : Thomas découvrant le Christ ressuscité s’écrie : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (invocation que saint Pie X recommandait au moment de l’élévation de l’hostie et du calice à la messe), ce titre prend encore une connotation d’amour et d’affection : « C’est le Seigneur ! » disent les apôtres qui reconnaissent le Ressuscité sur la rive du lac.
Et dès le commencement de l’histoire chrétienne, l’homme a reconnu à Jésus sa divinité et sa seigneurie sur toute chose : « L’Eglise croit que la clé, le centre et la fin de toute histoire humaine se trouve en son Seigneur et Maître » (concile Vatican II).
Ce titre de « Seigneur » revient encore régulièrement au cours de la liturgie : « le Seigneur soit avec vous », « … par Jésus-Christ, ton Fils, notre Seigneur et notre Dieu ».
C’est lui qui clôt la Bible : « Amen, viens Seigneur Jésus ! La grâce du Seigneur Jésus soit avec tous ! », dans un cri confiant et plein d’espérance qui est une protestation d’obéissance et de soumission, mais aussi une marque d’adoration, et plus encore peut-être une preuve d’amour filial.
L’appellation « Seigneur », nous invitait à reconnaître la divinité et la domination universelle de celui qui porta le nom humain de « Jésus ». Jésus est le prénom de l’enfant que la Vierge Marie mit au monde et qui est Dieu fait homme. Il fait partie des prénoms en cours à cette époque en Palestine et l’histoire en a retenu d’autres. Par respect, il s’est aujourd’hui perdu sauf dans les régions hispanophones où il n’est pas rare…
Comme beaucoup de noms, il porte une signification explicitée par l’ange qui vient demander à Joseph de le lui donner : « elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt I 21), le même ordre avait été donné à Marie : « Tu lui donneras le nom de Jésus » (Lc I 31). « Jésus » signifie effectivement « Le Seigneur sauve ». En proclamant le nom de Jésus, je reconnais implicitement qu’il est aussi mon Sauveur. Saint Bernardin de Sienne (1380-1444) développa ainsi la dévotion au saint nom de Jésus, en répandant le monogramme IHS (Jésus Sauveur des Hommes) qui en est comme l’explicitation. Rappelons-nous encore saint Paul : « C’est pourquoi Dieu le Père l’a élevé au-dessus de tout ; il lui a conféré le Nom qui surpasse tous les noms, afin qu’au Nom de Jésus, aux cieux, sur terre et dans l’abîme, tout être vivant tombe à genoux, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est le Seigneur », pour la gloire de Dieu le Père ».
« Christ » est un adjectif qui lui a été adjoint, devenu ensuite un substantif : « le Christ », et qui signifie « oint ». L’onction d’huile est le signe de la consécration des rois, des prophètes et des prêtres. Jésus n’en a pas eu besoin, « oint » qu’il était de l’Esprit-Saint. Il est de manière plénière et définitive Le prêtre, Le prophète, Le roi duquel les prêtres, les prophètes et les détenteurs de l’autorité publique tiennent leur pouvoir et dont ils sont comme les lieutenants. Le fidèle de Jésus, par le baptême (où il a été marqué du « saint chrême ») bénéficie de cette onction et mérite le nom de « chrétien » (C’est à Antioche qu’ils reçurent pour la première fois le nom de « chrétiens » Actes XI 26). Le nom de « Jésus » peut n’évoquer qu’un homme qui a porté ce nom, dire qu’il est Christ, c’est reconnaître qu’il est le Messie promis qui a reçu la plénitude de l’Esprit-Saint ; « Jésus-Christ », avec le trait d’union est donc devenu comme son nom propre au point que l’historien païen Suétone peut écrire dés l’an 49 que « les Juifs se soulevaient continuellement à l’instigation d’un certain Chrestos » (Suétone, Claude, 25,11). Est-ce à cause de cela que nos frères protestants gardent la manie de dire « Christ » là où les catholiques disent « le Christ » ?
« Je crois en Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu »
Dire de Jésus qu’il est « fils de Dieu » ne suffit pas. En effet, l’expression n’est pas rare dans l’Ancien Testament où déjà la paternité de Dieu est affirmée à l’égard des anges, à l’égard du peuple d’Israël (« mon fils premier-né, c’est Israël », Ex IV 22), à l’égard de ses rois . Et le Messie promis peut être annoncé aussi « fils de Dieu », sans que cela entraîne qu’il partage la nature divine.
Or au baptême donné par Jean, nous avons vu comment la voix du Père le désigne : « Tu es mon Fils bien-aimé », et le Messie que saint Pierre confesse est beaucoup plus qu’un des fils de Dieu : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. », et Jésus lui répond : « cette révélation t’est venue de mon Père ». Ses adversaires ont bien compris aussi la nature de la filiation revendiquée par son enseignement : « Tu es donc le Fils de Dieu ? », à quoi le Seigneur rétorque : « Vous le dites bien, je le suis. ». Au pied de la croix, le centurion s’exclame : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu », en voyant mourir celui qui s’était présenté comme « le Fils unique de Dieu » (Jn III 16).
Dire ainsi que Jésus est le « Fils unique de Dieu » signifie qu’il a une relation qui lui est propre avec Dieu, inédite et que nous ne pouvons naturellement pas partager. C’est ainsi que dans tout l’évangile Jésus dit « mon Père » et nous invite à prier en s’adressant à « notre Père », ailleurs il est plus explicite : « mon Père et votre Père » (Jn XX 17).
Nous sommes donc aussi « fils de Dieu », mais est-ce comme les membres du Peuple élu, au même titre que les anges ou que les rois d’Israël ? Non, car Jésus tout en étant le Fils unique nous fait entrer dans sa propre relation avec son Père. Sans qu’il puisse y avoir de confusion (« mon Père et votre Père »), le baptême qui nous a identifiés à lui, son corps et son sang qui nous sont donnés en nourriture, l’union de toute notre vie à celle du Christ jusqu’à la mort et la résurrection, nous incorporent au Fils unique, et c’est toujours « en lui » que nous sommes aimés de l’amour unique du Père pour son Fils unique et bien-aimé, d’un amour qui va bien au-delà de la prédilection de Dieu pour chacune de ses créatures.
« Je crois en Jésus-Christ, né du Père avant tous les siècles »
Cet article du Credo nous rappelle que celui qui, dans le temps a porté le nom de « Jésus », celui auquel la Vierge Marie a donné un corps, est aussi celui qui existe depuis toujours, c’est le sens de l’expression « avant tous les siècles », autrement dit avant même le commencement du temps. Nous butons encore ici aux frontières du temps et de l’espace que nous impose encore notre condition présente.
Il est celui que saint Jean proclame au début de son évangile, qui est celui du jour de Noël : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Par lui tout a paru, et sans lui rien n’a paru de ce qui est paru. » (Jn I 1-3).
Cet antériorité absolue du « Verbe de Dieu » est exprimée clairement dans l’évangile lorsque Jésus déclare : « Abraham, votre père a exulté à la pensée de voir mon jour à moi ; et il l’a vu et il s’est réjoui », et aux juifs qui s’étonnent d’un tel propos dans la bouche de quelqu’un « qui n’a pas cinquante ans », Jésus insiste : « Avant qu’Abraham parût, moi, Je suis. » (Jn VIII 56-59). Le Christ reprend alors le nom de Dieu révélé à Moïse au Buisson ardent : « Je suis : Je suis » (Ex III14).
Saint Césaire d’Arles explicitera cette vision prophétique d’Abraham par la réception qu’il donna aux trois anges, au chêne de Mambré, qui figurent le Père, le Fils et l’Esprit saint.
Dans son regard aimant vers Marie, le peuple chrétien conduira les Pères du concile d’Ephèse (431) à donner le titre étonnant de « Mère de Dieu » à la Vierge qui, en rigueur de terme, n’a pu que donner son corps au Verbe de Dieu et aucunement engendrer Dieu. Mais si l’Eglise a été jusque-là, c’est pour affirmer puissamment que le Christ a uni en sa personne l’humanité et la divinité qui ne peuvent être artificiellement dissociées. La liturgie a longuement médité sur le mystère de « celle qui porte Celui qui porte tout », dans un langage poétique et mystique qui conduit le croyant dans l’intimité du mystère d’alliance entre Dieu et l’homme.
« Il est Dieu, né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu »
Les Pères du concile de Nicée semblent avoir voulu insister sur l’identité commune du Fils et du Père : par trois fois le même terme est attribué à celui qui est engendré et à celui qui engendre.
Si l’esprit humain conçoit fort bien qu’à l’échelle humaine un fils est de même nature que son père, il attribue forcément au second le privilège de l’antériorité qui confère une autorité de l’un par rapport à l’autre. Or, en ce qui concerne la Trinité, il n’existe aucune antériorité d’une personne divine par rapport à une autre, ni aucune hiérarchie : l’unicité de Dieu implique que ce Dieu trinitaire existe de toute éternité dans ce rapport d’amour qui est son identité intime. La question qui se pose du sens de l’adjectif « né » sera explicité par l’article suivant. Mais ce qui importe, c’est de ne pas faire du Fils éternel une sorte de Dieu inférieur, de messager, de démiurge (cette sorte de créature « émanée du vrai Dieu » qui, au premier siècle, fonde le dualisme des gnostiques qui croient volontiers en deux puissances antagonistes).
Même dans son origine, le Fils ne peut être considéré comme subordonné au Père, il ne peut l’être non plus dans son activité, à la réserve du « dépôt de sa divinité » qu’il fait en s’incarnant, qui le conduira à se déclarer inférieur au Père (Jean XIV, 28) dans son humanité et dont l’anéantissement culminera dans la Passion et la Croix.
Le subordinatianisme (imaginer le Fils éternel subordonné au Père) conduira des théologiens hasardeux et, malheureusement aussi nombre de fidèles abusés, jusqu’à l’arianisme (Jésus n’est alors plus reconnu comme Dieu). Une gamme infinie de variations sur ce thème multipliera dans les premiers siècles les hérésies les plus audacieuses et, en faussant la perception juste de la pleine divinité du Christ, feront le lit de l’Islam qui s’emparera sans coup férir de régions entières ainsi gangrenées.
« Lumière, née de la lumière ». Par cette expression insolite, les Pères affirment que le Fils ou Verbe, étant vraiment Dieu, est aussi illuminateur, celui non seulement qui révèle, mais qui est la source de toute lumière : la Lumière, au même titre que son Père et que l’Esprit.
« Engendré non pas créé, de même nature que le Père »
Cette expression étrange pour nous vise à expliciter le rapport entre le Père et le Fils au sein de la Trinité.
Que cela nous étonne, il n’y a là rien que de très normal : il s’agit de quelque chose qui est forcément unique et qui dépasse notre capacité habituelle de compréhension. Nous n’appréhendons en effet toutes choses – même les plus abstraites – qu’à partir des exemples que nous percevons par nos sens. Dieu dépasse ce cadre et notre connaissance intime de la Trinité ne provient que de ce qu’il nous en a révélé.
C’est donc à partir de l’enseignement de Jésus et de son attitude à l’égard de Celui qu’il nomme le « Père », que l’Eglise a ainsi formulé le lien qui les unit.Nous avons déjà vu que parler de paternité et de filiation implique, à partir de nos propres références, une antériorité du père : il y eut un temps où le père seul existait et un jour il donne naissance à son fils. Il n’en va pas ainsi pour Dieu où Père et Fils sont éternels et n’ont donc, ni l’un ni l’autre de commencement et de fin. Qu’est-ce alors que cette paternité ?
Elle est un « engendrement » permanent du Père à l’égard du Fils qui lui rend sans cesse amour pour amour. Le Fils n’est donc pas créé de rien, ni par la volonté de son Père, ni en raison de quelque nécessité, il était avant toute chose et participe à l’éternité du Père.
Ainsi le formule le concile de Florence (1439) : l’Eglise « professe un seul vrai Dieu, tout-puissant, immuable et éternel ; le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ces trois personnes sont un seul Dieu, non trois dieux, parce que des trois une est la substance, une l’essence, une la nature, une la divinité, une l’infinité, une l’éternité. Aucun ne précède l’autre par son éternité ou ne l’excède en grandeur ou ne le surpasse en pouvoir. Car c’est éternellement et sans commencement que le Fils naît du Père. Tout ce que le Père est ou a, il l’a non pas d’un autre, mais de soi, et il est principe sans principe. Tout ce que le Fils est ou a, il l’a du Père, et il est principe issu d’un principe. »
Tout cela vous donne le vertige ? C’est normal : il est question de Dieu ! Nous verrons cependant combien il serait dangereux de mépriser ces questions qui ont leur conséquence pour la vie chrétienne, alors que nous faisons bien d’autres efforts pour des réalités dont les enjeux sont bien plus limités …
« Et par lui tout a été fait. »
Ces quelques mots précisent la participation du Verbe de Dieu à l’œuvre créatrice des origines, qui est l’œuvre de la Trinité tout entière, afin que la création évoquée au début du Credo n’apparaisse pas comme l’œuvre du Père seul.
« Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui et sans lui rien n’a été fait » dit saint Jean au début de son évangile. Ainsi le Nouveau Testament révèle que Dieu a tout créé par le Verbe éternel, son Fils bien-aimé. C’est en lui « qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre : tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui », poursuit saint Paul dans sa lettre aux Colossiens. La foi de l’Eglise affirme de même l’action créatrice de l’Esprit Saint, « donateur de vie », « Esprit créateur », « source de tout bien ». Suggérée par l’Ancien Testament, notamment par les passages suivants : « Par sa parole, le Seigneur a fait les cieux et toute leur armée par le souffle de sa bouche » (Psaume 33), « Le souffle de Dieu planait à la surface des eaux et Dieu dit : ‘Que la lumière soit !’ » (récit de la Création au début de la Genèse), l’action créatrice du Fils et de l’Esprit est une avec celle du Père et fut constamment affirmée par la foi de l’Eglise comme en témoigne saint Irénée, l’évêque de Lyon au IIème siècle : Dieu « a fait toutes choses par lui-même, c’est-à-dire par son Verbe et par sa Sagesse ». C’est le même qui, comparant Dieu à un potier, commentait : « Par les mains du Père, c’est-à-dire le Fils et l’Esprit, l’homme devient à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Ainsi le Fils est la main extérieure, celui qui s’est rendu visible, et l’Esprit, la main invisible par laquelle l’Artisan forme l’homme de l’intérieur. Nous pouvons encore retenir de lui cette invitation pour parfaire notre chemin de carême : « Ce n’est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui te fait. Si tu es l’ouvrage de Dieu, attends tout de sa main : livre-toi à Celui qui peut te modeler et qui fait bien toutes choses en temps opportun ; quant à toi, ton rôle c’est de te laisser ouvrager. Présente-lui un cœur souple et docile ; livre-toi à lui comme une argile malléable. Ayant en toi l’Eau qui vient de lui, reçois en toi la forme que le Maître Artisan veut te donner. Garde en toi cette humilité qui vient de la grâce, pour ne pas empêcher le Seigneur d’imprimer en toi la marque de son doigt. C’est en recevant son empreinte que tu deviendras parfait ; et seul le Seigneur pourra faire œuvre d’art avec cette pauvre argile que tu es. En effet, faire est le propre de la bonté de Dieu ; et le laisser faire, c’est le rôle qui convient à ta nature d’homme. »
« Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. »
Les aspirations spirituelles de l’humanité se sont exprimées dans diverses affirmations cultuelles : les multiples religions. Si l’Esprit de Dieu a pu les inspirer et les orienter implicitement, c’est au peuple d’Israël seul que Dieu a réservé, dans sa pédagogie, la révélation de ce qu’il est et de son projet pour l’homme. Or l’Ancien Testament conduit et culmine dans cet événement inouï de l’Incarnation : Dieu, qui est esprit, se fait homme, devient chair.
Pourquoi un pareil renversement ? Celui que les anges adoraient dans les cieux accepte d’être circonscrit dans le temps et dans l’espace et les puissances célestes, désormais, tournent leur regard vers la terre où repose leur Créateur.
Cela, pour nous sauver et nous réconcilier avec Dieu.
« Malade, notre nature demandait à être guérie ; déchue, à être relevée ; morte, à être ressuscitée. Nous avions perdu la possession du bien, il fallait nous la rendre. Enfermés dans les ténèbres, il fallait nous porter la lumière ; captifs, nous attendions un sauveur ; prisonniers, un secours ; esclaves, un libérateur. Ces raisons-là étaient-elles sans importance ? Ne méritaient-elles pas d’émouvoir Dieu au point de le faire descendre jusqu’à notre nature humaine pour la visiter, puisque l’humanité se trouvait dans un état si misérable et si malheureux ? » (S. Grégoire de Nysse). Accepter la notion de salut implique la reconnaissance de notre état de perdition. « De quoi ai-je à être sauvé ? » se dit l’homme moderne qui vit dans l’illusion d’être le maître de tout ? Tout au plus, la mort corporelle reste la seule limite qui s’impose à lui. A elle seule, notre « sœur la mort corporelle », selon les mots de saint François d’Assise, nous redit que nous sommes vulnérables : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle à qui nul homme vivant ne peut échapper. Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ; heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté, car la seconde mort ne pourra leur nuire. » Ainsi, plus dangereuse encore que la mort corporelle, nous menace la mort spirituelle, la « seconde mort » à laquelle je dois échapper. Quel risque comporte-t-elle ? D’où me vient cette malédiction qui pèse sur moi alors qu’on me dit que Dieu est bon et qu’il m’aime ? Tel est l’enjeu de la question du péché originel.
Ce salut implique l’idée inverse d’une « perdition ».
Que signifie-t-elle ? La disparition dans le néant ? La réincarnation dans une condition inférieure ?
L’Evangile est clair et constant : l’être humain est le composé unique d’un corps et d’une âme : changer de corps ou changer d’âme signifierait changer la personne même, or chacun a devant lui une destinée éternelle, qui est la sienne et dont il peut seulement modifier la destination.
Reprenant cet avertissement du Deutéronome :« Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur.» (Dt XXX 15), le Christ nous avertit : « Elle est grande, la porte, il est large, le chemin qui conduit à la perdition ; et ils sont nombreux, ceux qui s’y engagent. Mais elle est étroite, la porte, il est resserré, le chemin qui conduit à la vie ; et ils sont peu nombreux, ceux qui le trouvent. » (Mt VII 13-14).
C’est la grande affaire de notre vie : l’usage de notre liberté, condition nécessaire pour être capable d’aimer. Le risque est à la hauteur de la dignité à laquelle Dieu a élevé l’homme, le plaçant au sommet de sa création.
Pour autant, l’angoisse n’a pas de place dans le cœur de celui qui sait que : « Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. ». En la personne du Christ qui s’est déclaré lui-même la porte : « Moi, je suis la porte. Si quelqu’un entre en passant par moi, il sera sauvé ; il pourra aller et venir, et il trouvera un pâturage. » (Jn X 9) et le chemin : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. » (Jn XIV 6), en sa Personne, tenant sa main, mettant sa foi en lui, le croyant sait qu’il n’a rien à craindre. Il ne lui est pas demandé de conquérir le Ciel mais de se laisser guider vers lui, par le Christ, avec le Christ, dans le Christ.
Voilà pourquoi l’image du Bon Pasteur constitue une des meilleures illustrations du rapport entre le fidèle et son Dieu, entre l’homme et l’inquiétude de son salut : image de paix et de confiance, de douceur et de simplicité.
« Par l’Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie. »
C’est l’une des affirmations les plus marquantes et les plus incontournables de notre Credo. Pourquoi s’en étonner ? La foi chrétienne est centrée sur le mystère de l’Incarnation.
Comme toujours, ce qui est le plus grand, le plus beau et le plus pur est ce que le démon cherche à avilir à travers la vulgarité des hommes, ce qui ne les grandit pas !
On se scandalise ici que la loi de la nature, telle que nous la connaissons, ne s’applique pas dans le cas de la naissance du Sauveur. Ce que nous expérimentons et ce que nous dominons s’exerce-t-il aussi dans l’œuvre de la Création ? dans les miracles qui jalonnent l’histoire d’Israël, le Nouveau Testament et dans chacune de nos vies où nous demandons si souvent à Dieu de nous permettre d’échapper à la loi générale ? dans le mystère de l’Eucharistie ? celui de la Résurrection ? dans ce qui nous fait vivre, à savoir le mystère du Salut ?
Cet article du Credo rend possible notre foi en la divinité de Jésus : il n’est pas un homme comme les autres que Dieu aurait choisi pour en faire son messager : il est vraiment Dieu qui a choisi d’être homme : il fallait qu’il s’inscrive à la fois dans une généalogie humaine et qu’il n’en soit pas totalement dépendant. Spirituellement est aussi exprimée la fécondité de la consécration virginale : Marie avait choisi d’être toute à Dieu. Toute, c’est-à-dire pas seulement le dimanche matin, pas seulement quand elle faisait ses prières, pas seulement dans ce qu’elle avait de plus spirituel en elle : toute ! Parce que le Salut s’étend à tout ce que nous sommes : quand on pense que Dieu vient habiter, racheter même notre péché !
Ainsi, se donner tout entier à Dieu, c’est collaborer librement, efficacement au travail de Rédemption qu’il vient faire en nous. Non que le mariage soit une mauvaise chose, bien au contraire ! mais, au cœur du monde il est nécessaire que des hommes et des femmes continuent de dire par leur consécration, que tous sont faits pour Dieu et que rien de ce qui est humain n’échappe à son œuvre de salut ; et non seulement ils le disent mais, par leur adhésion libre, ils font advenir le Salut. Et cette consécration (qui est encore insupportable à la pauvre génération qui est la nôtre dans le cas des prêtres et des religieux) est dotée d’une fécondité telle que le « oui » permanent et total de Marie conjugué à la volonté divine nous a ouvert la porte du Salut que nos premiers pères avaient fermée. Merci Marie !
« Et s’est fait homme. »
Chacun des articles du Credo constitue un élément indispensable à la cohésion de l’ensemble et cependant celui-ci est si particulier qu’il s’accompagne d’un geste que tout fidèle est invité à faire dans sa récitation publique : chacun s’incline au moment du « Verbum caro factum est » : Le Verbe s’est fait chair. Ceux qui ont un peu de culture musicale classique auront noté comment dans les grandes pièces du répertoire, la musique semble alors en suspens, ralentit de façon significative et semble elle aussi comme s’incliner jusqu’à terre pour saluer ce qui constitue la spécificité de la foi chrétienne : le Dieu auquel nous croyons n’est pas un Dieu lointain, n’est pas resté dans les cieux, mais est un Dieu qui a voulu partager notre humanité.
Cette « Incarnation » n’a rien à voir avec la visite pittoresque des divinités de la mythologie antique qui s’amusaient à batifoler avec les hommes : Dieu prend au sérieux la condition humaine et l’épouse jusque dans sa souffrance et dans sa mort, dans l’épaisseur authentique de l’existence, de telle sorte qu’il n’y ait aucune souffrance qui ne se reconnaisse dans la figure de l’Homme-Dieu dépouillé et souffrant.
Le catéchisme de l’Eglise catholique nous dit ceci : « la foi en l’Incarnation du Fils de Dieu est le signe distinctif de la foi chrétienne : « A ceci reconnaissez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu » (1 Jn IV 2). Telle est la joyeuse conviction de l’Eglise dès son commencement, lorsqu’elle chante « le grand mystère de la piété » : « Il a été manifesté dans la chair » (1 Tim III 16) ».
Il continue : « L’événement unique et tout à fait singulier de l’Incarnation du Fils de Dieu ne signifie pas que Jésus-Christ soit en partie Dieu et en partie homme, ni le résultat du mélange confus entre le divin et l’humain. Il s’est fait vraiment homme en restant vraiment Dieu. Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme. Cette vérité de foi, l’Eglise a dû la défendre et la clarifier au cours des premiers siècles face à des hérésies qui la falsifiaient. »
Jésus ne fut pas un homme adopté par Dieu, il n’est pas une créature, mais il est consubstantiel au Père, éternel et égal à lui. Lorsqu’on proclame Marie comme « Mère de Dieu », ce n’est pas pour dire que Jésus tient d’elle sa nature divine, mais bien ce corps doté d’une âme rationnelle qui s’est uni au Verbe éternel.
« Crucifié pour nous sous Ponce Pilate. »
Curieusement, après avoir évoqué la naissance de Jésus, le Credo passe immédiatement à la crucifixion, sans parler de l’enseignement et des gestes que le Christ a posés tout au long de sa vie publique. Parce que le Credo n’a pas pour but de nourrir notre piété ni même notre morale – ce que fait la lecture hebdomadaire de l’Evangile – mais il exprime le contenu de la foi. Or toute la vie de Jésus, ses miracles, ses paroles n’ont qu’un but : celui d’annoncer le Salut, essentiellement accordé aux hommes à travers le mystère de l’Incarnation et celui de la Croix et de la Résurrection. Sans Incarnation, l’aventure personnelle d’un homme n’aurait pu être que limitée et sans autre effet que pour lui-même, et l’Incarnation est tout entière orientée au partage de la mort et au don de la vie, réalisés aux jours de la Passion.
« Ponce Pilate »… Le mot le plus important du Credo selon le cardinal de Lubac, comme je l’ai déjà évoqué !
Il ne s’agit pas pour nous de juger et d’accabler chaque dimanche ce fonctionnaire romain partagé entre la loyauté envers l’Empire et le trouble intérieur causé par la rencontre du Seigneur. Tout au plus pouvons-nous prier pour lui au passage. Mais cette mention est avant tout une indication chronologique : le calendrier actuel n’existe pas à l’époque … et pour cause ! La datation d’alors se fait soit à partir de la fondation de Rome, soit plus communément par la citation des magistrats en place. Ponce Pilate constitue en outre une indication géographique : il était « préfet » de Judée. Il avait échappé comme beaucoup d’hommes de l’Antiquité au domaine de l’archéologie : il n’était connu que par les sources littéraires chrétiennes et par un historien juif du premier siècle qui avait évoqué aussi la figure du Christ, jusqu’en 1961 où des archéologues retrouvèrent dans les ruines de Césarée maritime une pierre portant le nom de Ponce Pilate et sa fonction.
Le citer, c’est affirmer l’historicité d’un événement qui s’est inscrit dans le temps et dans l’espace, qui est la vie de Jésus. Ce que nous proclamons n’appartient pas au domaine des mythes, de l’abstraction ou de la construction philosophique, c’est un fait historique, une révélation, le surgissement du divin dans notre univers et dont les contours appartiennent au monde matériel qu’il est venu précisément sauver et racheter.
« Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau. »
Le mot « passion » pour désigner le supplice et toute la souffrance du Christ est la traduction directe du verbe latin « patior » qui signifie « souffrir », et n’a rien à voir avec le sentiment, même si nous savons qu’elle fut acceptée et vécue par amour.
Pour prendre la mesure de la douleur physique qui fut la sienne, il faut se reporter au suaire de Turin qui, indépendamment de son authenticité, reflète avec précision la cruauté avec laquelle on s’acharnait sur un condamné au supplice des esclaves qu’était la croix.
Mais cette douleur n’est qu’une part de l’immense souffrance qui fut celle du Christ, unique et démesurée à proportion de l’amour qui la soutenait, et qui fait de Jésus-Christ, en toute vérité, l’« l’Homme des douleurs ».
Si aujourd’hui une personne veut exprimer un doute sur le mystère du salut, c’est en révoquant l’idée que le Christ ait pu vraiment ressusciter. Dans les premières années du christianisme où on gardait vivante la trace de l’enseignement du Christ au lendemain de sa résurrection, si des questions devaient s’élever, c’était sur le fait qu’il soit réellement mort. Voilà pourquoi la mise au tombeau a été pour les Pères du concile de Nicée une façon d’exprimer la réalité de cette mort que le Christ a concrètement connue et partagée avec nous. Jésus l’avait annoncé : « A cette génération, il ne sera pas donné d’autre signe que celui de Jonas : comme Jonas est resté trois jours dans le ventre du monstre marin, ainsi le Fils de l’Homme restera-il au cœur de la terre », trois jours à la manière juive de compter : vendredi soir et samedi, jusqu’à l’aube du dimanche (en fait le lever de la première étoile de la nuit).
Le symbole des Apôtres exprime à sa façon la rencontre que le Christ, dans la mort, fait avec ceux qui en étaient déjà la proie : « il descendit aux enfers », c’est-à-dire le séjour des morts et non pas l’« Enfer » qui est précisément l’absence et le refus de Dieu. La liturgie et les artistes ont même figuré ce face à face du Vivant avec les morts par la rencontre imagée entre le Christ et Adam qu’il vient comme tirer du sommeil par son bras vigoureux et auquel il apporte en priorité l’Evangile du Salut ainsi qu’à tous ceux qui avaient vécu dans son attente.
« Il ressuscita le troisième jour. »
« Si le Christ n’est pas ressuscité, vaine est votre foi et vous êtes les plus malheureux de tous les hommes : votre foi ne mène à rien ! », s’écrie saint Paul (1Co XV). La résurrection est le cœur de la foi chrétienne, sa proclamation constitue ce qu’on appelle le « Kérygme », ce noyau dur de la première prédication apostolique : « le Christ était mort et il est vivant ! »
Sans la résurrection, tout s’effondre : l’homme reste enfermé dans sa finitude, il peut se donner des règles, il peut se fixer un idéal pour rendre plus harmonieuse la coexistence avec ses frères et supportable le non-sens de sa vie, tout est de l’ordre de la convention entre les hommes, il n’y a plus d’absolu. Dieu lui-même, s’il existe encore, perd tout intérêt.
Si le fait même de la Résurrection n’a pas été attesté par exploit d’huissier – comme pour solliciter notre foi – il a laissé assez de traces pour fonder notre certitude. D’abord dans le cœur des premiers croyants, déroutés par un événement à la fois inouï et inattendu et en même temps longuement annoncé et secrètement mûri par la foi d’Israël ; dans l’attitude du milieu extérieur qui n’a pu fournir ni preuves ni éléments pour réfuter le message chrétien ; dans les récits des toutes premières apparitions du Ressuscité, qui témoignent d’une antiquité et d’une authenticité reconnues ; dans les prolongements étonnamment féconds de la Résurrection sans laquelle on a peine à expliquer le développement unique du christianisme. Mais, pour chacun de nous, c’est dans une expérience intérieure et personnelle rendue forte par la fidélité et la prière, dans un compagnonnage amoureux avec le Christ vivant que s’est forgée la conviction bien plus forte qu’une démonstration mathématique, que le Seigneur est vraiment ressuscité.
Cette résurrection n’est pas assimilable à celles que le Christ avait lui-même opérées (Lazare, la fille de Jaïre, le jeune homme de Naïm) : elle n’est pas un retour à la vie terrestre. Jésus est entré dans un nouveau mode d’être et, en même temps, cette résurrection est attestée comme très physique : le cadavre du tombeau n’est plus là, Thomas touche les plaies du Ressuscité qui partage un repas avec les siens : expression de l’importance et de la dignité du corps, de la continuité entre celui qui appartient à ce monde et celui du monde à venir et qui, en même temps, est l’objet d’une transformation que nos mots ne peuvent exprimer.
« Il ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures. »
La résurrection du Christ constitue un événement radicalement nouveau et unique dans l’histoire, qui a dérouté les premiers témoins, incapables d’avoir envisagé une pareille hypothèse.
Nous avons souligné qu’elle se distingue des « résurrections » opérées dans l’évangile, elle n’a rien à voir non plus avec les retours à la vie présentés par les mythologies antiques au sujet de dieux que personne n’a jamais vu ni avant ni après leur renaissance.
Le Créateur avait pour cela préparé le peuple d’Israël par un rejet total du polythéisme et de toute forme de superstition. La perspective même d’une récompense éternelle n’apparaît que progressivement dans la foi d’Israël et, au temps de Jésus, nombreux ceux qui rejettent encore – y compris dans la caste sacerdotale – l’idée d’une vie après la mort.
Et cependant tout l’Ancien Testament annonce de façon voilée le fait unique de la Résurrection : le Christ se réveillera du sommeil de la mort le troisième jour pour donner vie à son peuple.
C’est lui-même qui en fera la première exégèse aux pèlerins d’Emmaüs le jour de Pâques : « Jésus leur dit alors : « Vous n’avez donc pas compris ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Messie souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ? » Et, en partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur expliqua, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » (Lc XXIV 25-27)
Forts de ce précieux enseignement immédiatement transmis aux Apôtres, les croyants contemplent le mystère de la Résurrection dans chaque page de la Bible depuis le sommeil d’Adam dont le cœur ouvert donne naissance à l’Eglise représentée par Eve, jusqu’aux enseignements de Jésus annonçant sa passion et sa résurrection à travers paraboles et références comme le signe de Jonas, en passant par les « figures » du Christ qui jalonnent le Premier Testament, comme Joseph, le ministre de Pharaon, que nous offrait la liturgie de cette semaine. Ce sont encore les psaumes : « Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance : tu ne peux m’abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption. » (Ps XV 8-10) et tant d’autres pages qui nous font proclamer : « Oui, le Christ ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures. »
« Et il monta au ciel. »
Cette phrase fait, bien entendu, allusion à l’Ascension. Ce jour-là, le Christ ressuscité, après avoir enseigné les apôtres pendant quarante jours, les quitta visiblement : « Or, comme il les bénissait, il se sépara d’eux, et il était emporté au ciel » (Lc XXIV 51 ou McXVI 19), les Actes des Apôtres précisent même : « ils le virent s’élever et disparaître à leurs yeux dans une nuée » (AA I 9).
Malgré le pittoresque des miniatures médiévales montrant la scène avec les apôtres agenouillés devant un nuage d’où n’émergent plus que les deux pieds de Jésus, les mots « ciel », « ascension » ou « nuée » ne doivent pas nous faire illusion : il ne s’agit pas ici de précisions géographiques ou atmosphériques, Dieu ne réside pas dans nos nuages.
Et cependant les hommes ne peuvent se servir que des catégories de leur espace-temps pour désigner ce qui est au-delà : il est impossible de parler de l’éternité sans évoquer la durée (notion qui lui est pourtant étrangère) et d’orienter nos cœurs et nos regards vers Dieu sans lever la tête.
Il y a pour cela des raisons. Qui de nous – enfant déjà – n’a jamais été saisi d’un frisson devant l’immensité du ciel et n’est entré dans la contemplation de l’infini en essayant d’en imaginer les limites ? Plus encore que la mer dont nous connaissons les contours, le ciel, que l’homme n’a pas et ne pourra certainement jamais explorer totalement parle naturellement du mystère de Dieu.
D’autre part, dans l’observation du mouvement de la nature, de la croissance des plantes et des hommes, les civilisations ont toujours chargé de sens l’axe vertical : ce qui grandit s’oriente vers le haut, ce qui décrépit tend vers le bas. Les forces du mal appartiennent aux zones inférieures, et l’homme qui grandit – y compris moralement – va vers le « haut ». C’est ainsi que saint Paul exhorte ses correspondants : « Recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ ! » (Col III1).
L’Ascension affirme encore la royauté universelle du Christ qui tire vers le haut l’humanité entière. « Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, pour remplir toutes choses » écrit saint Paul aux Ephésiens (IV 10), exprimant bien par ce « mouvement » que le Christ est venu visiter, racheter et habiter de haut en bas toute la Création : il n’est rien ni personne désormais qui soit si méprisable (« bas ») qui puisse dire que Jésus-Christ ne se soit penché jusqu’à lui (l’humiliation de sa Passion n’est pas si loin) et il n’est rien qui soit si haut qui puisse prétendre lui être supérieur.
« Il est assis à la droite du Père. »
Là encore une notion spatiale, qui plus est tirée du protocole de l’antiquité orientale, pour désigner une réalité spirituelle !
« Siéger à la droite du Père » manifeste d’abord l’égale dignité du Père et de Jésus ressuscité. Une étiquette sourcilleuse soulignait la hiérarchie de l’empire à l’époque de la rédaction du Credo. Le Christ est assis sur le même trône royal que le Père : l’identité de nature entre le Père et le Fils avait fait l’objet d’une longue proclamation au début de la Profession de foi, maintenant c’est le Verbe Incarné, Jésus avec son corps marqué des stigmates de la Passion, ressuscité d’entre les morts qui est proclamé égal au Père. Avec lui c’est, en quelque sorte, notre humanité blessée qui est déjà associée à la gloire de Dieu.
C’est ce qu’affirme saint Jean Damascène : « Par droite du Père nous entendons la gloire et l’honneur de la divinité, où celui qui existait comme Fils de Dieu avant tous les siècles comme Dieu et consubstantiel au Père, s’est assis corporellement après qu’il s’est incarné et que sa chair a été glorifiée. »
Ainsi est exaucée la prière de Jésus avant sa Passion : « Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils, afin que le Fils te glorifie. (…) donne-moi la gloire que j’avais auprès de toi avant le commencement du monde » (Jn XVVII 1, 5).
Cette session à la droite du Père signifie aussi l’inauguration du règne du Messie. Le prophète Daniel l’avait annoncé : « A lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire à jamais, qui ne passera point et son royaume ne sera point détruit. » (Dn VII 14)
A partir de ce moment, remarque le Catéchisme de l’Eglise catholique, les apôtres sont devenus les témoins du « Règne qui n’aura pas de fin. »
Saint Paul écrit aux Ephésiens que le Christ est « au dessus de toute autorité, pouvoir, puissance et souveraineté », car le Père « a tout mis sous ses pieds » (Eph I 20-22), voilà de quoi assurer aux enfants de Dieu une suprême liberté face à tout ce devant quoi s’incline le monde !
« Il reviendra dans la gloire »
Au moment le plus solennel de chaque messe, c’est-à-dire après la consécration, le Seigneur s’étant rendu physiquement présent à la communauté chrétienne, celle-ci est appelée à « faire mémoire », c’est le sens du mot « anamnèse ».
Ce chant de l’anamnèse rappelle en effet le souvenir de l’incarnation, de la mort et de la résurrection du Verbe divin, mais elle s’ouvre toujours sur l’attente de son retour glorieux. Oui, le Christ est venu, oui il est là, oui il reviendra !
Qui l’attend encore ?
Les chrétiens pratiquants eux-mêmes sont parfois étonnés quand on leur dit qu’il leur faut attendre le retour glorieux de celui qui est venu dans l’humilité. Attendre ? Mais, ce sont les Juifs qui attendent encore le Messie, certains musulmans, qui attendent encore le Medhi !
Nous aussi, chrétiens, nous attendons la manifestation définitive du Seigneur : celui que nous connaissons parce que nous l’avons déjà reconnu présent dans notre pauvre humanité souffrante. Avec sa délicatesse, il est venu dans la discrétion mais la puissance de son amour nous l’a fait discerner au milieu des hommes et, depuis, dans la foi, nous vivons avec lui, partageant sa modestie et ses humiliations, sûrs pourtant de son triomphe.
Cette victoire-là n’aura rien à voir avec le cortège orgueilleux des généraux vainqueurs faisant suivre leur char des victimes enchaînées : «On vous dira : ‘Le voilà, il est ici ! il est là !’ N’y allez pas, n’y courez pas. En effet, comme l’éclair qui jaillit illumine l’horizon d’un bout à l’autre, ainsi le Fils de l’homme, quand son Jour sera là » (Lc XVII 23-24). Le Christ a insisté lui-même pour que nous ne nous perdions pas en conjectures et en représentations illusoires à propos de ce « Jour », il a également insisté pour nous dire que ce Royaume a venir était déjà présent au milieu de nous. Mais ce que nous attendons, ce que les anges ont annoncé après l’Ascension, c’est la manifestation à toute la Création du mystère qui ne nous est accessible aujourd’hui que par la foi.
Ce jour verra l’instauration de toute justice et l’assouvissement de toutes nos aspirations légitimes constamment déçues par le monde présent.
Ce qui étonne encore d’avantage les chrétiens c’est d’apprendre qu’ils sont invités à hâter la venue du Seigneur par leur prière, leur intimité avec le Christ et la force de leur espérance. Le dernier mot auquel conduit toute la Bible : « Amen ! Viens, Seigneur Jésus ! » (Ap XXII 20) fait de nous, non les conservateurs de la mémoire mais le peuple de l’espérance.
« Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts. »
La venue annoncée du Messie dans la gloire coïncidera avec le Jugement dernier, celui du dernier Jour, qui inaugurera son règne définitif. « Juger les vivants et les morts » peut être interprété de deux façons : 1/ désigner ceux qui seront en mesure d’entrer dans sa Vie et ceux qui seront destinés à la « seconde mort » qui sera en fait une éternité de souffrance, ou bien 2/ juger ceux qui seront déjà morts et ceux qui seront encore vivants lors de son retour : « nous ne mourrons pas tous » (1 Cor XV 51) mais « tous nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu » (Rom XIV 10).
Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour juger mais pour sauver (Jn III 17), de là s’est répandue l’idée, même chez de nombreux chrétiens, qu’une distinction assortie d’une peine aussi terrible est incompatible avec le message de l’évangile. C’est ne l’avoir jamais lu en entier et c’est nier la responsabilité de l’homme et l’enjeu de sa vie : toute l’œuvre de Dieu est de hisser sa créature à ce niveau de liberté et à cette puissance, de faire un choix capital pour l’éternité.
Malgré la contradiction apparente, dans une autre page de l’évangile, le Seigneur annonce qu’à son retour « il siégera sur son trône de gloire et qu’il séparera les hommes les uns des autres » (Mt XXV 31-32).
La solution se trouve à la suite du premier passage (Jn III 18-19) : « et le jugement le voici : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont préféré l’obscurité ; qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. » Ainsi le jugement est-il l’œuvre de chacun dans son choix libre de reconnaître ou non le Christ Fils de Dieu (avec toutes les conséquences qui en découlent). Etre un jour face à lui révèlera le jugement dont nous sommes les acteurs aujourd’hui : « Le voici maintenant, le jour favorable le voici maintenant le jour du salut ! » (2 Cor VI 1).
Ainsi, à notre mort le jugement est déjà clos (ce qu’on appelle le « Jugement particulier »), le « Jugement dernier », lui, nous fera entrer avec la communauté de toute l’humanité dans le Royaume nouveau qui sera alors inauguré. Les éléments de ce monde qui peuvent y participer seront intégrés à cette création nouvelle, comme notre corps qui, mystérieusement et parce qu’il constitue une partie de notre identité, ressuscitera comme celui du Christ glorieux.
Tiraillés entre l’angoisse des apôtres : « mais alors qui peut être sauvé ? » (Mx X 27) et l’insouciance de ceux qui misent avec légèreté sur la bonté de Dieu, nous préfèrerions peut-être passer outre.
Saint François d’Assise rajoutera ces mots à son Cantique des créatures : « Sois loué, mon Seigneur, pour notre sœur la mort corporelle, à qui nul homme vivant ne peut échapper ! Malheur à celui qui meurt en état de péché ! Heureux ceux qu’elle trouvera faisant ta très sainte volonté ! Car la seconde mort ne pourra leur nuire. » Il rappelle ici la nécessité de la « persévérance finale » (le fait d’être trouvé à son poste au moment de la Rencontre), qui s’ancre dans la parole du Christ : « Heureux serviteur, que son maître, en arrivant, trouvera à son travail. » (Lc XII 43). Mais, rester vigilant jusqu’au bout est moins une affaire de calcul réussi que de sereine fidélité : Dieu n’est pas venu nous piéger ! C’est dans la fidélité d’aujourd’hui, tranquille, exempte de toute crainte et de toute tension, que je prépare le plus efficacement le Rendez-vous de toute ma vie.
Alors, ce n’est pas un hasard si l’évangile et la vie des saints préfèrent insister sur la perspective du salut que sur la possibilité de la damnation. Un détail auquel on ne songe pas : l’Eglise n’a toujours instruit que des procès de canonisation et le seul procès de damnation curieusement suggéré au pape Pie IV n’a jamais abouti…
Il me faut donc regarder le temps présent, l’accueillir comme la chance que Dieu me donne pour le rencontrer aujourd’hui et cette rencontre assure celle de demain.
Si je dois penser au dernier jour, c’est pour me stimuler dans cet accueil présent de l’amour de Dieu, y puiser le sens de l’infini qu’il contient, en pressentir l’immensité. Et si l’inquiétude refait surface, comme aux apôtres le Seigneur me répond : « à l’homme le salut est impossible mais tout est possible à Dieu ». Il me plait de rappeler le tympan roman de la cathédrale d’Autun où l’archange Michel chargé de la pesée des âmes appuie négligemment son doigt, l’air de rien, sur un des plateaux de la balance (le bon, bien sûr…), exerçant alors la justice de Dieu, là où nous pourrions considérer qu’il fausse notre justice à la façon humaine : « Par son obéissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs péchés. » (Is LIII 11).
Oui, c’est confiants et sereins, les yeux et le cœur tournés vers Jésus Christ qui vient nous sauver, qu’il nous faut tenir notre lampe allumée !
Publié le 30 mai 2025
Le credo partie 2
« Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ »
C’est le deuxième chapitre du Credo qui commence avec la confession relative à Dieu le Fils.
« Je crois en un seul Seigneur » est une reprise de la première phrase : « Je crois en un seul Dieu ». Ici est réaffirmée l’unicité de Dieu : il n’y a pas un Dieu et un Seigneur, mais bien un seul et unique Dieu qui est le seul et unique Seigneur, et quand je parle de Jésus, je parle bien de ce Dieu unique. Attention à notre tendance un peu cartésienne (et peut-être française !) qui distingue si bien qu’elle peu parfois perdre de vue l’unité.
Le mot « Seigneur » (en grec : Kyrios, celui de notre « Kyrie eleison ») désigne en effet Dieu, c’est la traduction du nom imprononçable YHWH sous lequel Dieu s’est révélé à Moïse au buisson ardent.
Mais Jésus s’approprie ce titre avec raison : « Vous m’appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. » (Jn XIII 13). Très souvent, dans l’évangile les personnes s’adressent à lui en reprenant ce titre, qui devient adoration dans la bouche des apôtres : Thomas découvrant le Christ ressuscité s’écrie : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (invocation que saint Pie X recommandait au moment de l’élévation de l’hostie et du calice à la messe), ce titre prend encore une connotation d’amour et d’affection : « C’est le Seigneur ! » disent les apôtres qui reconnaissent le Ressuscité sur la rive du lac.
Et dès le commencement de l’histoire chrétienne, l’homme a reconnu à Jésus sa divinité et sa seigneurie sur toute chose : « L’Eglise croit que la clé, le centre et la fin de toute histoire humaine se trouve en son Seigneur et Maître » (concile Vatican II).
Ce titre de « Seigneur » revient encore régulièrement au cours de la liturgie : « le Seigneur soit avec vous », « … par Jésus-Christ, ton Fils, notre Seigneur et notre Dieu ».
C’est lui qui clôt la Bible : « Amen, viens Seigneur Jésus ! La grâce du Seigneur Jésus soit avec tous ! », dans un cri confiant et plein d’espérance qui est une protestation d’obéissance et de soumission, mais aussi une marque d’adoration, et plus encore peut-être une preuve d’amour filial.
L’appellation « Seigneur », nous invitait à reconnaître la divinité et la domination universelle de celui qui porta le nom humain de « Jésus ». Jésus est le prénom de l’enfant que la Vierge Marie mit au monde et qui est Dieu fait homme. Il fait partie des prénoms en cours à cette époque en Palestine et l’histoire en a retenu d’autres. Par respect, il s’est aujourd’hui perdu sauf dans les régions hispanophones où il n’est pas rare…
Comme beaucoup de noms, il porte une signification explicitée par l’ange qui vient demander à Joseph de le lui donner : « elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt I 21), le même ordre avait été donné à Marie : « Tu lui donneras le nom de Jésus » (Lc I 31). « Jésus » signifie effectivement « Le Seigneur sauve ». En proclamant le nom de Jésus, je reconnais implicitement qu’il est aussi mon Sauveur. Saint Bernardin de Sienne (1380-1444) développa ainsi la dévotion au saint nom de Jésus, en répandant le monogramme IHS (Jésus Sauveur des Hommes) qui en est comme l’explicitation. Rappelons-nous encore saint Paul : « C’est pourquoi Dieu le Père l’a élevé au-dessus de tout ; il lui a conféré le Nom qui surpasse tous les noms, afin qu’au Nom de Jésus, aux cieux, sur terre et dans l’abîme, tout être vivant tombe à genoux, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est le Seigneur », pour la gloire de Dieu le Père ».
« Christ » est un adjectif qui lui a été adjoint, devenu ensuite un substantif : « le Christ », et qui signifie « oint ». L’onction d’huile est le signe de la consécration des rois, des prophètes et des prêtres. Jésus n’en a pas eu besoin, « oint » qu’il était de l’Esprit-Saint. Il est de manière plénière et définitive Le prêtre, Le prophète, Le roi duquel les prêtres, les prophètes et les détenteurs de l’autorité publique tiennent leur pouvoir et dont ils sont comme les lieutenants. Le fidèle de Jésus, par le baptême (où il a été marqué du « saint chrême ») bénéficie de cette onction et mérite le nom de « chrétien » (C’est à Antioche qu’ils reçurent pour la première fois le nom de « chrétiens » Actes XI 26). Le nom de « Jésus » peut n’évoquer qu’un homme qui a porté ce nom, dire qu’il est Christ, c’est reconnaître qu’il est le Messie promis qui a reçu la plénitude de l’Esprit-Saint ; « Jésus-Christ », avec le trait d’union est donc devenu comme son nom propre au point que l’historien païen Suétone peut écrire dés l’an 49 que « les Juifs se soulevaient continuellement à l’instigation d’un certain Chrestos » (Suétone, Claude, 25,11). Est-ce à cause de cela que nos frères protestants gardent la manie de dire « Christ » là où les catholiques disent « le Christ » ?
« Je crois en Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu »
Dire de Jésus qu’il est « fils de Dieu » ne suffit pas. En effet, l’expression n’est pas rare dans l’Ancien Testament où déjà la paternité de Dieu est affirmée à l’égard des anges, à l’égard du peuple d’Israël (« mon fils premier-né, c’est Israël », Ex IV 22), à l’égard de ses rois . Et le Messie promis peut être annoncé aussi « fils de Dieu », sans que cela entraîne qu’il partage la nature divine.
Or au baptême donné par Jean, nous avons vu comment la voix du Père le désigne : « Tu es mon Fils bien-aimé », et le Messie que saint Pierre confesse est beaucoup plus qu’un des fils de Dieu : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. », et Jésus lui répond : « cette révélation t’est venue de mon Père ». Ses adversaires ont bien compris aussi la nature de la filiation revendiquée par son enseignement : « Tu es donc le Fils de Dieu ? », à quoi le Seigneur rétorque : « Vous le dites bien, je le suis. ». Au pied de la croix, le centurion s’exclame : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu », en voyant mourir celui qui s’était présenté comme « le Fils unique de Dieu » (Jn III 16).
Dire ainsi que Jésus est le « Fils unique de Dieu » signifie qu’il a une relation qui lui est propre avec Dieu, inédite et que nous ne pouvons naturellement pas partager. C’est ainsi que dans tout l’évangile Jésus dit « mon Père » et nous invite à prier en s’adressant à « notre Père », ailleurs il est plus explicite : « mon Père et votre Père » (Jn XX 17).
Nous sommes donc aussi « fils de Dieu », mais est-ce comme les membres du Peuple élu, au même titre que les anges ou que les rois d’Israël ? Non, car Jésus tout en étant le Fils unique nous fait entrer dans sa propre relation avec son Père. Sans qu’il puisse y avoir de confusion (« mon Père et votre Père »), le baptême qui nous a identifiés à lui, son corps et son sang qui nous sont donnés en nourriture, l’union de toute notre vie à celle du Christ jusqu’à la mort et la résurrection, nous incorporent au Fils unique, et c’est toujours « en lui » que nous sommes aimés de l’amour unique du Père pour son Fils unique et bien-aimé, d’un amour qui va bien au-delà de la prédilection de Dieu pour chacune de ses créatures.
« Je crois en Jésus-Christ, né du Père avant tous les siècles »
Cet article du Credo nous rappelle que celui qui, dans le temps a porté le nom de « Jésus », celui auquel la Vierge Marie a donné un corps, est aussi celui qui existe depuis toujours, c’est le sens de l’expression « avant tous les siècles », autrement dit avant même le commencement du temps. Nous butons encore ici aux frontières du temps et de l’espace que nous impose encore notre condition présente.
Il est celui que saint Jean proclame au début de son évangile, qui est celui du jour de Noël : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Par lui tout a paru, et sans lui rien n’a paru de ce qui est paru. » (Jn I 1-3).
Cet antériorité absolue du « Verbe de Dieu » est exprimée clairement dans l’évangile lorsque Jésus déclare : « Abraham, votre père a exulté à la pensée de voir mon jour à moi ; et il l’a vu et il s’est réjoui », et aux juifs qui s’étonnent d’un tel propos dans la bouche de quelqu’un « qui n’a pas cinquante ans », Jésus insiste : « Avant qu’Abraham parût, moi, Je suis. » (Jn VIII 56-59). Le Christ reprend alors le nom de Dieu révélé à Moïse au Buisson ardent : « Je suis : Je suis » (Ex III14).
Saint Césaire d’Arles explicitera cette vision prophétique d’Abraham par la réception qu’il donna aux trois anges, au chêne de Mambré, qui figurent le Père, le Fils et l’Esprit saint.
Dans son regard aimant vers Marie, le peuple chrétien conduira les Pères du concile d’Ephèse (431) à donner le titre étonnant de « Mère de Dieu » à la Vierge qui, en rigueur de terme, n’a pu que donner son corps au Verbe de Dieu et aucunement engendrer Dieu. Mais si l’Eglise a été jusque-là, c’est pour affirmer puissamment que le Christ a uni en sa personne l’humanité et la divinité qui ne peuvent être artificiellement dissociées. La liturgie a longuement médité sur le mystère de « celle qui porte Celui qui porte tout », dans un langage poétique et mystique qui conduit le croyant dans l’intimité du mystère d’alliance entre Dieu et l’homme.
« Il est Dieu, né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu »
Les Pères du concile de Nicée semblent avoir voulu insister sur l’identité commune du Fils et du Père : par trois fois le même terme est attribué à celui qui est engendré et à celui qui engendre.
Si l’esprit humain conçoit fort bien qu’à l’échelle humaine un fils est de même nature que son père, il attribue forcément au second le privilège de l’antériorité qui confère une autorité de l’un par rapport à l’autre. Or, en ce qui concerne la Trinité, il n’existe aucune antériorité d’une personne divine par rapport à une autre, ni aucune hiérarchie : l’unicité de Dieu implique que ce Dieu trinitaire existe de toute éternité dans ce rapport d’amour qui est son identité intime. La question qui se pose du sens de l’adjectif « né » sera explicité par l’article suivant. Mais ce qui importe, c’est de ne pas faire du Fils éternel une sorte de Dieu inférieur, de messager, de démiurge (cette sorte de créature « émanée du vrai Dieu » qui, au premier siècle, fonde le dualisme des gnostiques qui croient volontiers en deux puissances antagonistes).
Même dans son origine, le Fils ne peut être considéré comme subordonné au Père, il ne peut l’être non plus dans son activité, à la réserve du « dépôt de sa divinité » qu’il fait en s’incarnant, qui le conduira à se déclarer inférieur au Père (Jean XIV, 28) dans son humanité et dont l’anéantissement culminera dans la Passion et la Croix.
Le subordinatianisme (imaginer le Fils éternel subordonné au Père) conduira des théologiens hasardeux et, malheureusement aussi nombre de fidèles abusés, jusqu’à l’arianisme (Jésus n’est alors plus reconnu comme Dieu). Une gamme infinie de variations sur ce thème multipliera dans les premiers siècles les hérésies les plus audacieuses et, en faussant la perception juste de la pleine divinité du Christ, feront le lit de l’Islam qui s’emparera sans coup férir de régions entières ainsi gangrenées.
« Lumière, née de la lumière ». Par cette expression insolite, les Pères affirment que le Fils ou Verbe, étant vraiment Dieu, est aussi illuminateur, celui non seulement qui révèle, mais qui est la source de toute lumière : la Lumière, au même titre que son Père et que l’Esprit.
« Engendré non pas créé, de même nature que le Père »
Cette expression étrange pour nous vise à expliciter le rapport entre le Père et le Fils au sein de la Trinité.
Que cela nous étonne, il n’y a là rien que de très normal : il s’agit de quelque chose qui est forcément unique et qui dépasse notre capacité habituelle de compréhension. Nous n’appréhendons en effet toutes choses – même les plus abstraites – qu’à partir des exemples que nous percevons par nos sens. Dieu dépasse ce cadre et notre connaissance intime de la Trinité ne provient que de ce qu’il nous en a révélé.
C’est donc à partir de l’enseignement de Jésus et de son attitude à l’égard de Celui qu’il nomme le « Père », que l’Eglise a ainsi formulé le lien qui les unit.Nous avons déjà vu que parler de paternité et de filiation implique, à partir de nos propres références, une antériorité du père : il y eut un temps où le père seul existait et un jour il donne naissance à son fils. Il n’en va pas ainsi pour Dieu où Père et Fils sont éternels et n’ont donc, ni l’un ni l’autre de commencement et de fin. Qu’est-ce alors que cette paternité ?
Elle est un « engendrement » permanent du Père à l’égard du Fils qui lui rend sans cesse amour pour amour. Le Fils n’est donc pas créé de rien, ni par la volonté de son Père, ni en raison de quelque nécessité, il était avant toute chose et participe à l’éternité du Père.
Ainsi le formule le concile de Florence (1439) : l’Eglise « professe un seul vrai Dieu, tout-puissant, immuable et éternel ; le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ces trois personnes sont un seul Dieu, non trois dieux, parce que des trois une est la substance, une l’essence, une la nature, une la divinité, une l’infinité, une l’éternité. Aucun ne précède l’autre par son éternité ou ne l’excède en grandeur ou ne le surpasse en pouvoir. Car c’est éternellement et sans commencement que le Fils naît du Père. Tout ce que le Père est ou a, il l’a non pas d’un autre, mais de soi, et il est principe sans principe. Tout ce que le Fils est ou a, il l’a du Père, et il est principe issu d’un principe. »
Tout cela vous donne le vertige ? C’est normal : il est question de Dieu ! Nous verrons cependant combien il serait dangereux de mépriser ces questions qui ont leur conséquence pour la vie chrétienne, alors que nous faisons bien d’autres efforts pour des réalités dont les enjeux sont bien plus limités …
« Et par lui tout a été fait. »
Ces quelques mots précisent la participation du Verbe de Dieu à l’œuvre créatrice des origines, qui est l’œuvre de la Trinité tout entière, afin que la création évoquée au début du Credo n’apparaisse pas comme l’œuvre du Père seul.
« Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui et sans lui rien n’a été fait » dit saint Jean au début de son évangile. Ainsi le Nouveau Testament révèle que Dieu a tout créé par le Verbe éternel, son Fils bien-aimé. C’est en lui « qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre : tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui », poursuit saint Paul dans sa lettre aux Colossiens. La foi de l’Eglise affirme de même l’action créatrice de l’Esprit Saint, « donateur de vie », « Esprit créateur », « source de tout bien ». Suggérée par l’Ancien Testament, notamment par les passages suivants : « Par sa parole, le Seigneur a fait les cieux et toute leur armée par le souffle de sa bouche » (Psaume 33), « Le souffle de Dieu planait à la surface des eaux et Dieu dit : ‘Que la lumière soit !’ » (récit de la Création au début de la Genèse), l’action créatrice du Fils et de l’Esprit est une avec celle du Père et fut constamment affirmée par la foi de l’Eglise comme en témoigne saint Irénée, l’évêque de Lyon au IIème siècle : Dieu « a fait toutes choses par lui-même, c’est-à-dire par son Verbe et par sa Sagesse ». C’est le même qui, comparant Dieu à un potier, commentait : « Par les mains du Père, c’est-à-dire le Fils et l’Esprit, l’homme devient à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Ainsi le Fils est la main extérieure, celui qui s’est rendu visible, et l’Esprit, la main invisible par laquelle l’Artisan forme l’homme de l’intérieur. Nous pouvons encore retenir de lui cette invitation pour parfaire notre chemin de carême : « Ce n’est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui te fait. Si tu es l’ouvrage de Dieu, attends tout de sa main : livre-toi à Celui qui peut te modeler et qui fait bien toutes choses en temps opportun ; quant à toi, ton rôle c’est de te laisser ouvrager. Présente-lui un cœur souple et docile ; livre-toi à lui comme une argile malléable. Ayant en toi l’Eau qui vient de lui, reçois en toi la forme que le Maître Artisan veut te donner. Garde en toi cette humilité qui vient de la grâce, pour ne pas empêcher le Seigneur d’imprimer en toi la marque de son doigt. C’est en recevant son empreinte que tu deviendras parfait ; et seul le Seigneur pourra faire œuvre d’art avec cette pauvre argile que tu es. En effet, faire est le propre de la bonté de Dieu ; et le laisser faire, c’est le rôle qui convient à ta nature d’homme. »
« Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. »
Les aspirations spirituelles de l’humanité se sont exprimées dans diverses affirmations cultuelles : les multiples religions. Si l’Esprit de Dieu a pu les inspirer et les orienter implicitement, c’est au peuple d’Israël seul que Dieu a réservé, dans sa pédagogie, la révélation de ce qu’il est et de son projet pour l’homme. Or l’Ancien Testament conduit et culmine dans cet événement inouï de l’Incarnation : Dieu, qui est esprit, se fait homme, devient chair.
Pourquoi un pareil renversement ? Celui que les anges adoraient dans les cieux accepte d’être circonscrit dans le temps et dans l’espace et les puissances célestes, désormais, tournent leur regard vers la terre où repose leur Créateur.
Cela, pour nous sauver et nous réconcilier avec Dieu.
« Malade, notre nature demandait à être guérie ; déchue, à être relevée ; morte, à être ressuscitée. Nous avions perdu la possession du bien, il fallait nous la rendre. Enfermés dans les ténèbres, il fallait nous porter la lumière ; captifs, nous attendions un sauveur ; prisonniers, un secours ; esclaves, un libérateur. Ces raisons-là étaient-elles sans importance ? Ne méritaient-elles pas d’émouvoir Dieu au point de le faire descendre jusqu’à notre nature humaine pour la visiter, puisque l’humanité se trouvait dans un état si misérable et si malheureux ? » (S. Grégoire de Nysse). Accepter la notion de salut implique la reconnaissance de notre état de perdition. « De quoi ai-je à être sauvé ? » se dit l’homme moderne qui vit dans l’illusion d’être le maître de tout ? Tout au plus, la mort corporelle reste la seule limite qui s’impose à lui. A elle seule, notre « sœur la mort corporelle », selon les mots de saint François d’Assise, nous redit que nous sommes vulnérables : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle à qui nul homme vivant ne peut échapper. Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ; heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté, car la seconde mort ne pourra leur nuire. » Ainsi, plus dangereuse encore que la mort corporelle, nous menace la mort spirituelle, la « seconde mort » à laquelle je dois échapper. Quel risque comporte-t-elle ? D’où me vient cette malédiction qui pèse sur moi alors qu’on me dit que Dieu est bon et qu’il m’aime ? Tel est l’enjeu de la question du péché originel.
Ce salut implique l’idée inverse d’une « perdition ».
Que signifie-t-elle ? La disparition dans le néant ? La réincarnation dans une condition inférieure ?
L’Evangile est clair et constant : l’être humain est le composé unique d’un corps et d’une âme : changer de corps ou changer d’âme signifierait changer la personne même, or chacun a devant lui une destinée éternelle, qui est la sienne et dont il peut seulement modifier la destination.
Reprenant cet avertissement du Deutéronome :« Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur.» (Dt XXX 15), le Christ nous avertit : « Elle est grande, la porte, il est large, le chemin qui conduit à la perdition ; et ils sont nombreux, ceux qui s’y engagent. Mais elle est étroite, la porte, il est resserré, le chemin qui conduit à la vie ; et ils sont peu nombreux, ceux qui le trouvent. » (Mt VII 13-14).
C’est la grande affaire de notre vie : l’usage de notre liberté, condition nécessaire pour être capable d’aimer. Le risque est à la hauteur de la dignité à laquelle Dieu a élevé l’homme, le plaçant au sommet de sa création.
Pour autant, l’angoisse n’a pas de place dans le cœur de celui qui sait que : « Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. ». En la personne du Christ qui s’est déclaré lui-même la porte : « Moi, je suis la porte. Si quelqu’un entre en passant par moi, il sera sauvé ; il pourra aller et venir, et il trouvera un pâturage. » (Jn X 9) et le chemin : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. » (Jn XIV 6), en sa Personne, tenant sa main, mettant sa foi en lui, le croyant sait qu’il n’a rien à craindre. Il ne lui est pas demandé de conquérir le Ciel mais de se laisser guider vers lui, par le Christ, avec le Christ, dans le Christ.
Voilà pourquoi l’image du Bon Pasteur constitue une des meilleures illustrations du rapport entre le fidèle et son Dieu, entre l’homme et l’inquiétude de son salut : image de paix et de confiance, de douceur et de simplicité.
« Par l’Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie. »
C’est l’une des affirmations les plus marquantes et les plus incontournables de notre Credo. Pourquoi s’en étonner ? La foi chrétienne est centrée sur le mystère de l’Incarnation.
Comme toujours, ce qui est le plus grand, le plus beau et le plus pur est ce que le démon cherche à avilir à travers la vulgarité des hommes, ce qui ne les grandit pas !
On se scandalise ici que la loi de la nature, telle que nous la connaissons, ne s’applique pas dans le cas de la naissance du Sauveur. Ce que nous expérimentons et ce que nous dominons s’exerce-t-il aussi dans l’œuvre de la Création ? dans les miracles qui jalonnent l’histoire d’Israël, le Nouveau Testament et dans chacune de nos vies où nous demandons si souvent à Dieu de nous permettre d’échapper à la loi générale ? dans le mystère de l’Eucharistie ? celui de la Résurrection ? dans ce qui nous fait vivre, à savoir le mystère du Salut ?
Cet article du Credo rend possible notre foi en la divinité de Jésus : il n’est pas un homme comme les autres que Dieu aurait choisi pour en faire son messager : il est vraiment Dieu qui a choisi d’être homme : il fallait qu’il s’inscrive à la fois dans une généalogie humaine et qu’il n’en soit pas totalement dépendant. Spirituellement est aussi exprimée la fécondité de la consécration virginale : Marie avait choisi d’être toute à Dieu. Toute, c’est-à-dire pas seulement le dimanche matin, pas seulement quand elle faisait ses prières, pas seulement dans ce qu’elle avait de plus spirituel en elle : toute ! Parce que le Salut s’étend à tout ce que nous sommes : quand on pense que Dieu vient habiter, racheter même notre péché !
Ainsi, se donner tout entier à Dieu, c’est collaborer librement, efficacement au travail de Rédemption qu’il vient faire en nous. Non que le mariage soit une mauvaise chose, bien au contraire ! mais, au cœur du monde il est nécessaire que des hommes et des femmes continuent de dire par leur consécration, que tous sont faits pour Dieu et que rien de ce qui est humain n’échappe à son œuvre de salut ; et non seulement ils le disent mais, par leur adhésion libre, ils font advenir le Salut. Et cette consécration (qui est encore insupportable à la pauvre génération qui est la nôtre dans le cas des prêtres et des religieux) est dotée d’une fécondité telle que le « oui » permanent et total de Marie conjugué à la volonté divine nous a ouvert la porte du Salut que nos premiers pères avaient fermée. Merci Marie !
« Et s’est fait homme. »
Chacun des articles du Credo constitue un élément indispensable à la cohésion de l’ensemble et cependant celui-ci est si particulier qu’il s’accompagne d’un geste que tout fidèle est invité à faire dans sa récitation publique : chacun s’incline au moment du « Verbum caro factum est » : Le Verbe s’est fait chair. Ceux qui ont un peu de culture musicale classique auront noté comment dans les grandes pièces du répertoire, la musique semble alors en suspens, ralentit de façon significative et semble elle aussi comme s’incliner jusqu’à terre pour saluer ce qui constitue la spécificité de la foi chrétienne : le Dieu auquel nous croyons n’est pas un Dieu lointain, n’est pas resté dans les cieux, mais est un Dieu qui a voulu partager notre humanité.
Cette « Incarnation » n’a rien à voir avec la visite pittoresque des divinités de la mythologie antique qui s’amusaient à batifoler avec les hommes : Dieu prend au sérieux la condition humaine et l’épouse jusque dans sa souffrance et dans sa mort, dans l’épaisseur authentique de l’existence, de telle sorte qu’il n’y ait aucune souffrance qui ne se reconnaisse dans la figure de l’Homme-Dieu dépouillé et souffrant.
Le catéchisme de l’Eglise catholique nous dit ceci : « la foi en l’Incarnation du Fils de Dieu est le signe distinctif de la foi chrétienne : « A ceci reconnaissez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu » (1 Jn IV 2). Telle est la joyeuse conviction de l’Eglise dès son commencement, lorsqu’elle chante « le grand mystère de la piété » : « Il a été manifesté dans la chair » (1 Tim III 16) ».
Il continue : « L’événement unique et tout à fait singulier de l’Incarnation du Fils de Dieu ne signifie pas que Jésus-Christ soit en partie Dieu et en partie homme, ni le résultat du mélange confus entre le divin et l’humain. Il s’est fait vraiment homme en restant vraiment Dieu. Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme. Cette vérité de foi, l’Eglise a dû la défendre et la clarifier au cours des premiers siècles face à des hérésies qui la falsifiaient. »
Jésus ne fut pas un homme adopté par Dieu, il n’est pas une créature, mais il est consubstantiel au Père, éternel et égal à lui. Lorsqu’on proclame Marie comme « Mère de Dieu », ce n’est pas pour dire que Jésus tient d’elle sa nature divine, mais bien ce corps doté d’une âme rationnelle qui s’est uni au Verbe éternel.
« Crucifié pour nous sous Ponce Pilate. »
Curieusement, après avoir évoqué la naissance de Jésus, le Credo passe immédiatement à la crucifixion, sans parler de l’enseignement et des gestes que le Christ a posés tout au long de sa vie publique. Parce que le Credo n’a pas pour but de nourrir notre piété ni même notre morale – ce que fait la lecture hebdomadaire de l’Evangile – mais il exprime le contenu de la foi. Or toute la vie de Jésus, ses miracles, ses paroles n’ont qu’un but : celui d’annoncer le Salut, essentiellement accordé aux hommes à travers le mystère de l’Incarnation et celui de la Croix et de la Résurrection. Sans Incarnation, l’aventure personnelle d’un homme n’aurait pu être que limitée et sans autre effet que pour lui-même, et l’Incarnation est tout entière orientée au partage de la mort et au don de la vie, réalisés aux jours de la Passion.
« Ponce Pilate »… Le mot le plus important du Credo selon le cardinal de Lubac, comme je l’ai déjà évoqué !
Il ne s’agit pas pour nous de juger et d’accabler chaque dimanche ce fonctionnaire romain partagé entre la loyauté envers l’Empire et le trouble intérieur causé par la rencontre du Seigneur. Tout au plus pouvons-nous prier pour lui au passage. Mais cette mention est avant tout une indication chronologique : le calendrier actuel n’existe pas à l’époque … et pour cause ! La datation d’alors se fait soit à partir de la fondation de Rome, soit plus communément par la citation des magistrats en place. Ponce Pilate constitue en outre une indication géographique : il était « préfet » de Judée. Il avait échappé comme beaucoup d’hommes de l’Antiquité au domaine de l’archéologie : il n’était connu que par les sources littéraires chrétiennes et par un historien juif du premier siècle qui avait évoqué aussi la figure du Christ, jusqu’en 1961 où des archéologues retrouvèrent dans les ruines de Césarée maritime une pierre portant le nom de Ponce Pilate et sa fonction.
Le citer, c’est affirmer l’historicité d’un événement qui s’est inscrit dans le temps et dans l’espace, qui est la vie de Jésus. Ce que nous proclamons n’appartient pas au domaine des mythes, de l’abstraction ou de la construction philosophique, c’est un fait historique, une révélation, le surgissement du divin dans notre univers et dont les contours appartiennent au monde matériel qu’il est venu précisément sauver et racheter.
« Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau. »
Le mot « passion » pour désigner le supplice et toute la souffrance du Christ est la traduction directe du verbe latin « patior » qui signifie « souffrir », et n’a rien à voir avec le sentiment, même si nous savons qu’elle fut acceptée et vécue par amour.
Pour prendre la mesure de la douleur physique qui fut la sienne, il faut se reporter au suaire de Turin qui, indépendamment de son authenticité, reflète avec précision la cruauté avec laquelle on s’acharnait sur un condamné au supplice des esclaves qu’était la croix.
Mais cette douleur n’est qu’une part de l’immense souffrance qui fut celle du Christ, unique et démesurée à proportion de l’amour qui la soutenait, et qui fait de Jésus-Christ, en toute vérité, l’« l’Homme des douleurs ».
Si aujourd’hui une personne veut exprimer un doute sur le mystère du salut, c’est en révoquant l’idée que le Christ ait pu vraiment ressusciter. Dans les premières années du christianisme où on gardait vivante la trace de l’enseignement du Christ au lendemain de sa résurrection, si des questions devaient s’élever, c’était sur le fait qu’il soit réellement mort. Voilà pourquoi la mise au tombeau a été pour les Pères du concile de Nicée une façon d’exprimer la réalité de cette mort que le Christ a concrètement connue et partagée avec nous. Jésus l’avait annoncé : « A cette génération, il ne sera pas donné d’autre signe que celui de Jonas : comme Jonas est resté trois jours dans le ventre du monstre marin, ainsi le Fils de l’Homme restera-il au cœur de la terre », trois jours à la manière juive de compter : vendredi soir et samedi, jusqu’à l’aube du dimanche (en fait le lever de la première étoile de la nuit).
Le symbole des Apôtres exprime à sa façon la rencontre que le Christ, dans la mort, fait avec ceux qui en étaient déjà la proie : « il descendit aux enfers », c’est-à-dire le séjour des morts et non pas l’« Enfer » qui est précisément l’absence et le refus de Dieu. La liturgie et les artistes ont même figuré ce face à face du Vivant avec les morts par la rencontre imagée entre le Christ et Adam qu’il vient comme tirer du sommeil par son bras vigoureux et auquel il apporte en priorité l’Evangile du Salut ainsi qu’à tous ceux qui avaient vécu dans son attente.
« Il ressuscita le troisième jour. »
« Si le Christ n’est pas ressuscité, vaine est votre foi et vous êtes les plus malheureux de tous les hommes : votre foi ne mène à rien ! », s’écrie saint Paul (1Co XV). La résurrection est le cœur de la foi chrétienne, sa proclamation constitue ce qu’on appelle le « Kérygme », ce noyau dur de la première prédication apostolique : « le Christ était mort et il est vivant ! »
Sans la résurrection, tout s’effondre : l’homme reste enfermé dans sa finitude, il peut se donner des règles, il peut se fixer un idéal pour rendre plus harmonieuse la coexistence avec ses frères et supportable le non-sens de sa vie, tout est de l’ordre de la convention entre les hommes, il n’y a plus d’absolu. Dieu lui-même, s’il existe encore, perd tout intérêt.
Si le fait même de la Résurrection n’a pas été attesté par exploit d’huissier – comme pour solliciter notre foi – il a laissé assez de traces pour fonder notre certitude. D’abord dans le cœur des premiers croyants, déroutés par un événement à la fois inouï et inattendu et en même temps longuement annoncé et secrètement mûri par la foi d’Israël ; dans l’attitude du milieu extérieur qui n’a pu fournir ni preuves ni éléments pour réfuter le message chrétien ; dans les récits des toutes premières apparitions du Ressuscité, qui témoignent d’une antiquité et d’une authenticité reconnues ; dans les prolongements étonnamment féconds de la Résurrection sans laquelle on a peine à expliquer le développement unique du christianisme. Mais, pour chacun de nous, c’est dans une expérience intérieure et personnelle rendue forte par la fidélité et la prière, dans un compagnonnage amoureux avec le Christ vivant que s’est forgée la conviction bien plus forte qu’une démonstration mathématique, que le Seigneur est vraiment ressuscité.
Cette résurrection n’est pas assimilable à celles que le Christ avait lui-même opérées (Lazare, la fille de Jaïre, le jeune homme de Naïm) : elle n’est pas un retour à la vie terrestre. Jésus est entré dans un nouveau mode d’être et, en même temps, cette résurrection est attestée comme très physique : le cadavre du tombeau n’est plus là, Thomas touche les plaies du Ressuscité qui partage un repas avec les siens : expression de l’importance et de la dignité du corps, de la continuité entre celui qui appartient à ce monde et celui du monde à venir et qui, en même temps, est l’objet d’une transformation que nos mots ne peuvent exprimer.
« Il ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures. »
La résurrection du Christ constitue un événement radicalement nouveau et unique dans l’histoire, qui a dérouté les premiers témoins, incapables d’avoir envisagé une pareille hypothèse.
Nous avons souligné qu’elle se distingue des « résurrections » opérées dans l’évangile, elle n’a rien à voir non plus avec les retours à la vie présentés par les mythologies antiques au sujet de dieux que personne n’a jamais vu ni avant ni après leur renaissance.
Le Créateur avait pour cela préparé le peuple d’Israël par un rejet total du polythéisme et de toute forme de superstition. La perspective même d’une récompense éternelle n’apparaît que progressivement dans la foi d’Israël et, au temps de Jésus, nombreux ceux qui rejettent encore – y compris dans la caste sacerdotale – l’idée d’une vie après la mort.
Et cependant tout l’Ancien Testament annonce de façon voilée le fait unique de la Résurrection : le Christ se réveillera du sommeil de la mort le troisième jour pour donner vie à son peuple.
C’est lui-même qui en fera la première exégèse aux pèlerins d’Emmaüs le jour de Pâques : « Jésus leur dit alors : « Vous n’avez donc pas compris ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Messie souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ? » Et, en partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur expliqua, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » (Lc XXIV 25-27)
Forts de ce précieux enseignement immédiatement transmis aux Apôtres, les croyants contemplent le mystère de la Résurrection dans chaque page de la Bible depuis le sommeil d’Adam dont le cœur ouvert donne naissance à l’Eglise représentée par Eve, jusqu’aux enseignements de Jésus annonçant sa passion et sa résurrection à travers paraboles et références comme le signe de Jonas, en passant par les « figures » du Christ qui jalonnent le Premier Testament, comme Joseph, le ministre de Pharaon, que nous offrait la liturgie de cette semaine. Ce sont encore les psaumes : « Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance : tu ne peux m’abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption. » (Ps XV 8-10) et tant d’autres pages qui nous font proclamer : « Oui, le Christ ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures. »
« Et il monta au ciel. »
Cette phrase fait, bien entendu, allusion à l’Ascension. Ce jour-là, le Christ ressuscité, après avoir enseigné les apôtres pendant quarante jours, les quitta visiblement : « Or, comme il les bénissait, il se sépara d’eux, et il était emporté au ciel » (Lc XXIV 51 ou McXVI 19), les Actes des Apôtres précisent même : « ils le virent s’élever et disparaître à leurs yeux dans une nuée » (AA I 9).
Malgré le pittoresque des miniatures médiévales montrant la scène avec les apôtres agenouillés devant un nuage d’où n’émergent plus que les deux pieds de Jésus, les mots « ciel », « ascension » ou « nuée » ne doivent pas nous faire illusion : il ne s’agit pas ici de précisions géographiques ou atmosphériques, Dieu ne réside pas dans nos nuages.
Et cependant les hommes ne peuvent se servir que des catégories de leur espace-temps pour désigner ce qui est au-delà : il est impossible de parler de l’éternité sans évoquer la durée (notion qui lui est pourtant étrangère) et d’orienter nos cœurs et nos regards vers Dieu sans lever la tête.
Il y a pour cela des raisons. Qui de nous – enfant déjà – n’a jamais été saisi d’un frisson devant l’immensité du ciel et n’est entré dans la contemplation de l’infini en essayant d’en imaginer les limites ? Plus encore que la mer dont nous connaissons les contours, le ciel, que l’homme n’a pas et ne pourra certainement jamais explorer totalement parle naturellement du mystère de Dieu.
D’autre part, dans l’observation du mouvement de la nature, de la croissance des plantes et des hommes, les civilisations ont toujours chargé de sens l’axe vertical : ce qui grandit s’oriente vers le haut, ce qui décrépit tend vers le bas. Les forces du mal appartiennent aux zones inférieures, et l’homme qui grandit – y compris moralement – va vers le « haut ». C’est ainsi que saint Paul exhorte ses correspondants : « Recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ ! » (Col III1).
L’Ascension affirme encore la royauté universelle du Christ qui tire vers le haut l’humanité entière. « Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, pour remplir toutes choses » écrit saint Paul aux Ephésiens (IV 10), exprimant bien par ce « mouvement » que le Christ est venu visiter, racheter et habiter de haut en bas toute la Création : il n’est rien ni personne désormais qui soit si méprisable (« bas ») qui puisse dire que Jésus-Christ ne se soit penché jusqu’à lui (l’humiliation de sa Passion n’est pas si loin) et il n’est rien qui soit si haut qui puisse prétendre lui être supérieur.
« Il est assis à la droite du Père. »
Là encore une notion spatiale, qui plus est tirée du protocole de l’antiquité orientale, pour désigner une réalité spirituelle !
« Siéger à la droite du Père » manifeste d’abord l’égale dignité du Père et de Jésus ressuscité. Une étiquette sourcilleuse soulignait la hiérarchie de l’empire à l’époque de la rédaction du Credo. Le Christ est assis sur le même trône royal que le Père : l’identité de nature entre le Père et le Fils avait fait l’objet d’une longue proclamation au début de la Profession de foi, maintenant c’est le Verbe Incarné, Jésus avec son corps marqué des stigmates de la Passion, ressuscité d’entre les morts qui est proclamé égal au Père. Avec lui c’est, en quelque sorte, notre humanité blessée qui est déjà associée à la gloire de Dieu.
C’est ce qu’affirme saint Jean Damascène : « Par droite du Père nous entendons la gloire et l’honneur de la divinité, où celui qui existait comme Fils de Dieu avant tous les siècles comme Dieu et consubstantiel au Père, s’est assis corporellement après qu’il s’est incarné et que sa chair a été glorifiée. »
Ainsi est exaucée la prière de Jésus avant sa Passion : « Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils, afin que le Fils te glorifie. (…) donne-moi la gloire que j’avais auprès de toi avant le commencement du monde » (Jn XVVII 1, 5).
Cette session à la droite du Père signifie aussi l’inauguration du règne du Messie. Le prophète Daniel l’avait annoncé : « A lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire à jamais, qui ne passera point et son royaume ne sera point détruit. » (Dn VII 14)
A partir de ce moment, remarque le Catéchisme de l’Eglise catholique, les apôtres sont devenus les témoins du « Règne qui n’aura pas de fin. »
Saint Paul écrit aux Ephésiens que le Christ est « au dessus de toute autorité, pouvoir, puissance et souveraineté », car le Père « a tout mis sous ses pieds » (Eph I 20-22), voilà de quoi assurer aux enfants de Dieu une suprême liberté face à tout ce devant quoi s’incline le monde !
« Il reviendra dans la gloire »
Au moment le plus solennel de chaque messe, c’est-à-dire après la consécration, le Seigneur s’étant rendu physiquement présent à la communauté chrétienne, celle-ci est appelée à « faire mémoire », c’est le sens du mot « anamnèse ».
Ce chant de l’anamnèse rappelle en effet le souvenir de l’incarnation, de la mort et de la résurrection du Verbe divin, mais elle s’ouvre toujours sur l’attente de son retour glorieux. Oui, le Christ est venu, oui il est là, oui il reviendra !
Qui l’attend encore ?
Les chrétiens pratiquants eux-mêmes sont parfois étonnés quand on leur dit qu’il leur faut attendre le retour glorieux de celui qui est venu dans l’humilité. Attendre ? Mais, ce sont les Juifs qui attendent encore le Messie, certains musulmans, qui attendent encore le Medhi !
Nous aussi, chrétiens, nous attendons la manifestation définitive du Seigneur : celui que nous connaissons parce que nous l’avons déjà reconnu présent dans notre pauvre humanité souffrante. Avec sa délicatesse, il est venu dans la discrétion mais la puissance de son amour nous l’a fait discerner au milieu des hommes et, depuis, dans la foi, nous vivons avec lui, partageant sa modestie et ses humiliations, sûrs pourtant de son triomphe.
Cette victoire-là n’aura rien à voir avec le cortège orgueilleux des généraux vainqueurs faisant suivre leur char des victimes enchaînées : «On vous dira : ‘Le voilà, il est ici ! il est là !’ N’y allez pas, n’y courez pas. En effet, comme l’éclair qui jaillit illumine l’horizon d’un bout à l’autre, ainsi le Fils de l’homme, quand son Jour sera là » (Lc XVII 23-24). Le Christ a insisté lui-même pour que nous ne nous perdions pas en conjectures et en représentations illusoires à propos de ce « Jour », il a également insisté pour nous dire que ce Royaume a venir était déjà présent au milieu de nous. Mais ce que nous attendons, ce que les anges ont annoncé après l’Ascension, c’est la manifestation à toute la Création du mystère qui ne nous est accessible aujourd’hui que par la foi.
Ce jour verra l’instauration de toute justice et l’assouvissement de toutes nos aspirations légitimes constamment déçues par le monde présent.
Ce qui étonne encore d’avantage les chrétiens c’est d’apprendre qu’ils sont invités à hâter la venue du Seigneur par leur prière, leur intimité avec le Christ et la force de leur espérance. Le dernier mot auquel conduit toute la Bible : « Amen ! Viens, Seigneur Jésus ! » (Ap XXII 20) fait de nous, non les conservateurs de la mémoire mais le peuple de l’espérance.
« Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts. »
La venue annoncée du Messie dans la gloire coïncidera avec le Jugement dernier, celui du dernier Jour, qui inaugurera son règne définitif. « Juger les vivants et les morts » peut être interprété de deux façons : 1/ désigner ceux qui seront en mesure d’entrer dans sa Vie et ceux qui seront destinés à la « seconde mort » qui sera en fait une éternité de souffrance, ou bien 2/ juger ceux qui seront déjà morts et ceux qui seront encore vivants lors de son retour : « nous ne mourrons pas tous » (1 Cor XV 51) mais « tous nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu » (Rom XIV 10).
Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour juger mais pour sauver (Jn III 17), de là s’est répandue l’idée, même chez de nombreux chrétiens, qu’une distinction assortie d’une peine aussi terrible est incompatible avec le message de l’évangile. C’est ne l’avoir jamais lu en entier et c’est nier la responsabilité de l’homme et l’enjeu de sa vie : toute l’œuvre de Dieu est de hisser sa créature à ce niveau de liberté et à cette puissance, de faire un choix capital pour l’éternité.
Malgré la contradiction apparente, dans une autre page de l’évangile, le Seigneur annonce qu’à son retour « il siégera sur son trône de gloire et qu’il séparera les hommes les uns des autres » (Mt XXV 31-32).
La solution se trouve à la suite du premier passage (Jn III 18-19) : « et le jugement le voici : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont préféré l’obscurité ; qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. » Ainsi le jugement est-il l’œuvre de chacun dans son choix libre de reconnaître ou non le Christ Fils de Dieu (avec toutes les conséquences qui en découlent). Etre un jour face à lui révèlera le jugement dont nous sommes les acteurs aujourd’hui : « Le voici maintenant, le jour favorable le voici maintenant le jour du salut ! » (2 Cor VI 1).
Ainsi, à notre mort le jugement est déjà clos (ce qu’on appelle le « Jugement particulier »), le « Jugement dernier », lui, nous fera entrer avec la communauté de toute l’humanité dans le Royaume nouveau qui sera alors inauguré. Les éléments de ce monde qui peuvent y participer seront intégrés à cette création nouvelle, comme notre corps qui, mystérieusement et parce qu’il constitue une partie de notre identité, ressuscitera comme celui du Christ glorieux.
Tiraillés entre l’angoisse des apôtres : « mais alors qui peut être sauvé ? » (Mx X 27) et l’insouciance de ceux qui misent avec légèreté sur la bonté de Dieu, nous préfèrerions peut-être passer outre.
Saint François d’Assise rajoutera ces mots à son Cantique des créatures : « Sois loué, mon Seigneur, pour notre sœur la mort corporelle, à qui nul homme vivant ne peut échapper ! Malheur à celui qui meurt en état de péché ! Heureux ceux qu’elle trouvera faisant ta très sainte volonté ! Car la seconde mort ne pourra leur nuire. » Il rappelle ici la nécessité de la « persévérance finale » (le fait d’être trouvé à son poste au moment de la Rencontre), qui s’ancre dans la parole du Christ : « Heureux serviteur, que son maître, en arrivant, trouvera à son travail. » (Lc XII 43). Mais, rester vigilant jusqu’au bout est moins une affaire de calcul réussi que de sereine fidélité : Dieu n’est pas venu nous piéger ! C’est dans la fidélité d’aujourd’hui, tranquille, exempte de toute crainte et de toute tension, que je prépare le plus efficacement le Rendez-vous de toute ma vie.
Alors, ce n’est pas un hasard si l’évangile et la vie des saints préfèrent insister sur la perspective du salut que sur la possibilité de la damnation. Un détail auquel on ne songe pas : l’Eglise n’a toujours instruit que des procès de canonisation et le seul procès de damnation curieusement suggéré au pape Pie IV n’a jamais abouti…
Il me faut donc regarder le temps présent, l’accueillir comme la chance que Dieu me donne pour le rencontrer aujourd’hui et cette rencontre assure celle de demain.
Si je dois penser au dernier jour, c’est pour me stimuler dans cet accueil présent de l’amour de Dieu, y puiser le sens de l’infini qu’il contient, en pressentir l’immensité. Et si l’inquiétude refait surface, comme aux apôtres le Seigneur me répond : « à l’homme le salut est impossible mais tout est possible à Dieu ». Il me plait de rappeler le tympan roman de la cathédrale d’Autun où l’archange Michel chargé de la pesée des âmes appuie négligemment son doigt, l’air de rien, sur un des plateaux de la balance (le bon, bien sûr…), exerçant alors la justice de Dieu, là où nous pourrions considérer qu’il fausse notre justice à la façon humaine : « Par son obéissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs péchés. » (Is LIII 11).
Oui, c’est confiants et sereins, les yeux et le cœur tournés vers Jésus Christ qui vient nous sauver, qu’il nous faut tenir notre lampe allumée !
Publié le 30 mai 2025
Le credo partie 2

« Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ »
C’est le deuxième chapitre du Credo qui commence avec la confession relative à Dieu le Fils.
« Je crois en un seul Seigneur » est une reprise de la première phrase : « Je crois en un seul Dieu ». Ici est réaffirmée l’unicité de Dieu : il n’y a pas un Dieu et un Seigneur, mais bien un seul et unique Dieu qui est le seul et unique Seigneur, et quand je parle de Jésus, je parle bien de ce Dieu unique. Attention à notre tendance un peu cartésienne (et peut-être française !) qui distingue si bien qu’elle peu parfois perdre de vue l’unité.
Le mot « Seigneur » (en grec : Kyrios, celui de notre « Kyrie eleison ») désigne en effet Dieu, c’est la traduction du nom imprononçable YHWH sous lequel Dieu s’est révélé à Moïse au buisson ardent.
Mais Jésus s’approprie ce titre avec raison : « Vous m’appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. » (Jn XIII 13). Très souvent, dans l’évangile les personnes s’adressent à lui en reprenant ce titre, qui devient adoration dans la bouche des apôtres : Thomas découvrant le Christ ressuscité s’écrie : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (invocation que saint Pie X recommandait au moment de l’élévation de l’hostie et du calice à la messe), ce titre prend encore une connotation d’amour et d’affection : « C’est le Seigneur ! » disent les apôtres qui reconnaissent le Ressuscité sur la rive du lac.
Et dès le commencement de l’histoire chrétienne, l’homme a reconnu à Jésus sa divinité et sa seigneurie sur toute chose : « L’Eglise croit que la clé, le centre et la fin de toute histoire humaine se trouve en son Seigneur et Maître » (concile Vatican II).
Ce titre de « Seigneur » revient encore régulièrement au cours de la liturgie : « le Seigneur soit avec vous », « … par Jésus-Christ, ton Fils, notre Seigneur et notre Dieu ».
C’est lui qui clôt la Bible : « Amen, viens Seigneur Jésus ! La grâce du Seigneur Jésus soit avec tous ! », dans un cri confiant et plein d’espérance qui est une protestation d’obéissance et de soumission, mais aussi une marque d’adoration, et plus encore peut-être une preuve d’amour filial.
L’appellation « Seigneur », nous invitait à reconnaître la divinité et la domination universelle de celui qui porta le nom humain de « Jésus ». Jésus est le prénom de l’enfant que la Vierge Marie mit au monde et qui est Dieu fait homme. Il fait partie des prénoms en cours à cette époque en Palestine et l’histoire en a retenu d’autres. Par respect, il s’est aujourd’hui perdu sauf dans les régions hispanophones où il n’est pas rare…
Comme beaucoup de noms, il porte une signification explicitée par l’ange qui vient demander à Joseph de le lui donner : « elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt I 21), le même ordre avait été donné à Marie : « Tu lui donneras le nom de Jésus » (Lc I 31). « Jésus » signifie effectivement « Le Seigneur sauve ». En proclamant le nom de Jésus, je reconnais implicitement qu’il est aussi mon Sauveur. Saint Bernardin de Sienne (1380-1444) développa ainsi la dévotion au saint nom de Jésus, en répandant le monogramme IHS (Jésus Sauveur des Hommes) qui en est comme l’explicitation. Rappelons-nous encore saint Paul : « C’est pourquoi Dieu le Père l’a élevé au-dessus de tout ; il lui a conféré le Nom qui surpasse tous les noms, afin qu’au Nom de Jésus, aux cieux, sur terre et dans l’abîme, tout être vivant tombe à genoux, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est le Seigneur », pour la gloire de Dieu le Père ».
« Christ » est un adjectif qui lui a été adjoint, devenu ensuite un substantif : « le Christ », et qui signifie « oint ». L’onction d’huile est le signe de la consécration des rois, des prophètes et des prêtres. Jésus n’en a pas eu besoin, « oint » qu’il était de l’Esprit-Saint. Il est de manière plénière et définitive Le prêtre, Le prophète, Le roi duquel les prêtres, les prophètes et les détenteurs de l’autorité publique tiennent leur pouvoir et dont ils sont comme les lieutenants. Le fidèle de Jésus, par le baptême (où il a été marqué du « saint chrême ») bénéficie de cette onction et mérite le nom de « chrétien » (C’est à Antioche qu’ils reçurent pour la première fois le nom de « chrétiens » Actes XI 26). Le nom de « Jésus » peut n’évoquer qu’un homme qui a porté ce nom, dire qu’il est Christ, c’est reconnaître qu’il est le Messie promis qui a reçu la plénitude de l’Esprit-Saint ; « Jésus-Christ », avec le trait d’union est donc devenu comme son nom propre au point que l’historien païen Suétone peut écrire dés l’an 49 que « les Juifs se soulevaient continuellement à l’instigation d’un certain Chrestos » (Suétone, Claude, 25,11). Est-ce à cause de cela que nos frères protestants gardent la manie de dire « Christ » là où les catholiques disent « le Christ » ?
« Je crois en Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu »
Dire de Jésus qu’il est « fils de Dieu » ne suffit pas. En effet, l’expression n’est pas rare dans l’Ancien Testament où déjà la paternité de Dieu est affirmée à l’égard des anges, à l’égard du peuple d’Israël (« mon fils premier-né, c’est Israël », Ex IV 22), à l’égard de ses rois . Et le Messie promis peut être annoncé aussi « fils de Dieu », sans que cela entraîne qu’il partage la nature divine.
Or au baptême donné par Jean, nous avons vu comment la voix du Père le désigne : « Tu es mon Fils bien-aimé », et le Messie que saint Pierre confesse est beaucoup plus qu’un des fils de Dieu : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. », et Jésus lui répond : « cette révélation t’est venue de mon Père ». Ses adversaires ont bien compris aussi la nature de la filiation revendiquée par son enseignement : « Tu es donc le Fils de Dieu ? », à quoi le Seigneur rétorque : « Vous le dites bien, je le suis. ». Au pied de la croix, le centurion s’exclame : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu », en voyant mourir celui qui s’était présenté comme « le Fils unique de Dieu » (Jn III 16).
Dire ainsi que Jésus est le « Fils unique de Dieu » signifie qu’il a une relation qui lui est propre avec Dieu, inédite et que nous ne pouvons naturellement pas partager. C’est ainsi que dans tout l’évangile Jésus dit « mon Père » et nous invite à prier en s’adressant à « notre Père », ailleurs il est plus explicite : « mon Père et votre Père » (Jn XX 17).
Nous sommes donc aussi « fils de Dieu », mais est-ce comme les membres du Peuple élu, au même titre que les anges ou que les rois d’Israël ? Non, car Jésus tout en étant le Fils unique nous fait entrer dans sa propre relation avec son Père. Sans qu’il puisse y avoir de confusion (« mon Père et votre Père »), le baptême qui nous a identifiés à lui, son corps et son sang qui nous sont donnés en nourriture, l’union de toute notre vie à celle du Christ jusqu’à la mort et la résurrection, nous incorporent au Fils unique, et c’est toujours « en lui » que nous sommes aimés de l’amour unique du Père pour son Fils unique et bien-aimé, d’un amour qui va bien au-delà de la prédilection de Dieu pour chacune de ses créatures.
« Je crois en Jésus-Christ, né du Père avant tous les siècles »
Cet article du Credo nous rappelle que celui qui, dans le temps a porté le nom de « Jésus », celui auquel la Vierge Marie a donné un corps, est aussi celui qui existe depuis toujours, c’est le sens de l’expression « avant tous les siècles », autrement dit avant même le commencement du temps. Nous butons encore ici aux frontières du temps et de l’espace que nous impose encore notre condition présente.
Il est celui que saint Jean proclame au début de son évangile, qui est celui du jour de Noël : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Par lui tout a paru, et sans lui rien n’a paru de ce qui est paru. » (Jn I 1-3).
Cet antériorité absolue du « Verbe de Dieu » est exprimée clairement dans l’évangile lorsque Jésus déclare : « Abraham, votre père a exulté à la pensée de voir mon jour à moi ; et il l’a vu et il s’est réjoui », et aux juifs qui s’étonnent d’un tel propos dans la bouche de quelqu’un « qui n’a pas cinquante ans », Jésus insiste : « Avant qu’Abraham parût, moi, Je suis. » (Jn VIII 56-59). Le Christ reprend alors le nom de Dieu révélé à Moïse au Buisson ardent : « Je suis : Je suis » (Ex III14).
Saint Césaire d’Arles explicitera cette vision prophétique d’Abraham par la réception qu’il donna aux trois anges, au chêne de Mambré, qui figurent le Père, le Fils et l’Esprit saint.
Dans son regard aimant vers Marie, le peuple chrétien conduira les Pères du concile d’Ephèse (431) à donner le titre étonnant de « Mère de Dieu » à la Vierge qui, en rigueur de terme, n’a pu que donner son corps au Verbe de Dieu et aucunement engendrer Dieu. Mais si l’Eglise a été jusque-là, c’est pour affirmer puissamment que le Christ a uni en sa personne l’humanité et la divinité qui ne peuvent être artificiellement dissociées. La liturgie a longuement médité sur le mystère de « celle qui porte Celui qui porte tout », dans un langage poétique et mystique qui conduit le croyant dans l’intimité du mystère d’alliance entre Dieu et l’homme.
« Il est Dieu, né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu »
Les Pères du concile de Nicée semblent avoir voulu insister sur l’identité commune du Fils et du Père : par trois fois le même terme est attribué à celui qui est engendré et à celui qui engendre.
Si l’esprit humain conçoit fort bien qu’à l’échelle humaine un fils est de même nature que son père, il attribue forcément au second le privilège de l’antériorité qui confère une autorité de l’un par rapport à l’autre. Or, en ce qui concerne la Trinité, il n’existe aucune antériorité d’une personne divine par rapport à une autre, ni aucune hiérarchie : l’unicité de Dieu implique que ce Dieu trinitaire existe de toute éternité dans ce rapport d’amour qui est son identité intime. La question qui se pose du sens de l’adjectif « né » sera explicité par l’article suivant. Mais ce qui importe, c’est de ne pas faire du Fils éternel une sorte de Dieu inférieur, de messager, de démiurge (cette sorte de créature « émanée du vrai Dieu » qui, au premier siècle, fonde le dualisme des gnostiques qui croient volontiers en deux puissances antagonistes).
Même dans son origine, le Fils ne peut être considéré comme subordonné au Père, il ne peut l’être non plus dans son activité, à la réserve du « dépôt de sa divinité » qu’il fait en s’incarnant, qui le conduira à se déclarer inférieur au Père (Jean XIV, 28) dans son humanité et dont l’anéantissement culminera dans la Passion et la Croix.
Le subordinatianisme (imaginer le Fils éternel subordonné au Père) conduira des théologiens hasardeux et, malheureusement aussi nombre de fidèles abusés, jusqu’à l’arianisme (Jésus n’est alors plus reconnu comme Dieu). Une gamme infinie de variations sur ce thème multipliera dans les premiers siècles les hérésies les plus audacieuses et, en faussant la perception juste de la pleine divinité du Christ, feront le lit de l’Islam qui s’emparera sans coup férir de régions entières ainsi gangrenées.
« Lumière, née de la lumière ». Par cette expression insolite, les Pères affirment que le Fils ou Verbe, étant vraiment Dieu, est aussi illuminateur, celui non seulement qui révèle, mais qui est la source de toute lumière : la Lumière, au même titre que son Père et que l’Esprit.
« Engendré non pas créé, de même nature que le Père »
Cette expression étrange pour nous vise à expliciter le rapport entre le Père et le Fils au sein de la Trinité.
Que cela nous étonne, il n’y a là rien que de très normal : il s’agit de quelque chose qui est forcément unique et qui dépasse notre capacité habituelle de compréhension. Nous n’appréhendons en effet toutes choses – même les plus abstraites – qu’à partir des exemples que nous percevons par nos sens. Dieu dépasse ce cadre et notre connaissance intime de la Trinité ne provient que de ce qu’il nous en a révélé.
C’est donc à partir de l’enseignement de Jésus et de son attitude à l’égard de Celui qu’il nomme le « Père », que l’Eglise a ainsi formulé le lien qui les unit.Nous avons déjà vu que parler de paternité et de filiation implique, à partir de nos propres références, une antériorité du père : il y eut un temps où le père seul existait et un jour il donne naissance à son fils. Il n’en va pas ainsi pour Dieu où Père et Fils sont éternels et n’ont donc, ni l’un ni l’autre de commencement et de fin. Qu’est-ce alors que cette paternité ?
Elle est un « engendrement » permanent du Père à l’égard du Fils qui lui rend sans cesse amour pour amour. Le Fils n’est donc pas créé de rien, ni par la volonté de son Père, ni en raison de quelque nécessité, il était avant toute chose et participe à l’éternité du Père.
Ainsi le formule le concile de Florence (1439) : l’Eglise « professe un seul vrai Dieu, tout-puissant, immuable et éternel ; le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ces trois personnes sont un seul Dieu, non trois dieux, parce que des trois une est la substance, une l’essence, une la nature, une la divinité, une l’infinité, une l’éternité. Aucun ne précède l’autre par son éternité ou ne l’excède en grandeur ou ne le surpasse en pouvoir. Car c’est éternellement et sans commencement que le Fils naît du Père. Tout ce que le Père est ou a, il l’a non pas d’un autre, mais de soi, et il est principe sans principe. Tout ce que le Fils est ou a, il l’a du Père, et il est principe issu d’un principe. »
Tout cela vous donne le vertige ? C’est normal : il est question de Dieu ! Nous verrons cependant combien il serait dangereux de mépriser ces questions qui ont leur conséquence pour la vie chrétienne, alors que nous faisons bien d’autres efforts pour des réalités dont les enjeux sont bien plus limités …
« Et par lui tout a été fait. »
Ces quelques mots précisent la participation du Verbe de Dieu à l’œuvre créatrice des origines, qui est l’œuvre de la Trinité tout entière, afin que la création évoquée au début du Credo n’apparaisse pas comme l’œuvre du Père seul.
« Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui et sans lui rien n’a été fait » dit saint Jean au début de son évangile. Ainsi le Nouveau Testament révèle que Dieu a tout créé par le Verbe éternel, son Fils bien-aimé. C’est en lui « qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre : tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui », poursuit saint Paul dans sa lettre aux Colossiens. La foi de l’Eglise affirme de même l’action créatrice de l’Esprit Saint, « donateur de vie », « Esprit créateur », « source de tout bien ». Suggérée par l’Ancien Testament, notamment par les passages suivants : « Par sa parole, le Seigneur a fait les cieux et toute leur armée par le souffle de sa bouche » (Psaume 33), « Le souffle de Dieu planait à la surface des eaux et Dieu dit : ‘Que la lumière soit !’ » (récit de la Création au début de la Genèse), l’action créatrice du Fils et de l’Esprit est une avec celle du Père et fut constamment affirmée par la foi de l’Eglise comme en témoigne saint Irénée, l’évêque de Lyon au IIème siècle : Dieu « a fait toutes choses par lui-même, c’est-à-dire par son Verbe et par sa Sagesse ». C’est le même qui, comparant Dieu à un potier, commentait : « Par les mains du Père, c’est-à-dire le Fils et l’Esprit, l’homme devient à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Ainsi le Fils est la main extérieure, celui qui s’est rendu visible, et l’Esprit, la main invisible par laquelle l’Artisan forme l’homme de l’intérieur. Nous pouvons encore retenir de lui cette invitation pour parfaire notre chemin de carême : « Ce n’est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui te fait. Si tu es l’ouvrage de Dieu, attends tout de sa main : livre-toi à Celui qui peut te modeler et qui fait bien toutes choses en temps opportun ; quant à toi, ton rôle c’est de te laisser ouvrager. Présente-lui un cœur souple et docile ; livre-toi à lui comme une argile malléable. Ayant en toi l’Eau qui vient de lui, reçois en toi la forme que le Maître Artisan veut te donner. Garde en toi cette humilité qui vient de la grâce, pour ne pas empêcher le Seigneur d’imprimer en toi la marque de son doigt. C’est en recevant son empreinte que tu deviendras parfait ; et seul le Seigneur pourra faire œuvre d’art avec cette pauvre argile que tu es. En effet, faire est le propre de la bonté de Dieu ; et le laisser faire, c’est le rôle qui convient à ta nature d’homme. »
« Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. »
Les aspirations spirituelles de l’humanité se sont exprimées dans diverses affirmations cultuelles : les multiples religions. Si l’Esprit de Dieu a pu les inspirer et les orienter implicitement, c’est au peuple d’Israël seul que Dieu a réservé, dans sa pédagogie, la révélation de ce qu’il est et de son projet pour l’homme. Or l’Ancien Testament conduit et culmine dans cet événement inouï de l’Incarnation : Dieu, qui est esprit, se fait homme, devient chair.
Pourquoi un pareil renversement ? Celui que les anges adoraient dans les cieux accepte d’être circonscrit dans le temps et dans l’espace et les puissances célestes, désormais, tournent leur regard vers la terre où repose leur Créateur.
Cela, pour nous sauver et nous réconcilier avec Dieu.
« Malade, notre nature demandait à être guérie ; déchue, à être relevée ; morte, à être ressuscitée. Nous avions perdu la possession du bien, il fallait nous la rendre. Enfermés dans les ténèbres, il fallait nous porter la lumière ; captifs, nous attendions un sauveur ; prisonniers, un secours ; esclaves, un libérateur. Ces raisons-là étaient-elles sans importance ? Ne méritaient-elles pas d’émouvoir Dieu au point de le faire descendre jusqu’à notre nature humaine pour la visiter, puisque l’humanité se trouvait dans un état si misérable et si malheureux ? » (S. Grégoire de Nysse). Accepter la notion de salut implique la reconnaissance de notre état de perdition. « De quoi ai-je à être sauvé ? » se dit l’homme moderne qui vit dans l’illusion d’être le maître de tout ? Tout au plus, la mort corporelle reste la seule limite qui s’impose à lui. A elle seule, notre « sœur la mort corporelle », selon les mots de saint François d’Assise, nous redit que nous sommes vulnérables : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle à qui nul homme vivant ne peut échapper. Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ; heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté, car la seconde mort ne pourra leur nuire. » Ainsi, plus dangereuse encore que la mort corporelle, nous menace la mort spirituelle, la « seconde mort » à laquelle je dois échapper. Quel risque comporte-t-elle ? D’où me vient cette malédiction qui pèse sur moi alors qu’on me dit que Dieu est bon et qu’il m’aime ? Tel est l’enjeu de la question du péché originel.
Ce salut implique l’idée inverse d’une « perdition ».
Que signifie-t-elle ? La disparition dans le néant ? La réincarnation dans une condition inférieure ?
L’Evangile est clair et constant : l’être humain est le composé unique d’un corps et d’une âme : changer de corps ou changer d’âme signifierait changer la personne même, or chacun a devant lui une destinée éternelle, qui est la sienne et dont il peut seulement modifier la destination.
Reprenant cet avertissement du Deutéronome :« Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur.» (Dt XXX 15), le Christ nous avertit : « Elle est grande, la porte, il est large, le chemin qui conduit à la perdition ; et ils sont nombreux, ceux qui s’y engagent. Mais elle est étroite, la porte, il est resserré, le chemin qui conduit à la vie ; et ils sont peu nombreux, ceux qui le trouvent. » (Mt VII 13-14).
C’est la grande affaire de notre vie : l’usage de notre liberté, condition nécessaire pour être capable d’aimer. Le risque est à la hauteur de la dignité à laquelle Dieu a élevé l’homme, le plaçant au sommet de sa création.
Pour autant, l’angoisse n’a pas de place dans le cœur de celui qui sait que : « Pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. ». En la personne du Christ qui s’est déclaré lui-même la porte : « Moi, je suis la porte. Si quelqu’un entre en passant par moi, il sera sauvé ; il pourra aller et venir, et il trouvera un pâturage. » (Jn X 9) et le chemin : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. » (Jn XIV 6), en sa Personne, tenant sa main, mettant sa foi en lui, le croyant sait qu’il n’a rien à craindre. Il ne lui est pas demandé de conquérir le Ciel mais de se laisser guider vers lui, par le Christ, avec le Christ, dans le Christ.
Voilà pourquoi l’image du Bon Pasteur constitue une des meilleures illustrations du rapport entre le fidèle et son Dieu, entre l’homme et l’inquiétude de son salut : image de paix et de confiance, de douceur et de simplicité.
« Par l’Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie. »
C’est l’une des affirmations les plus marquantes et les plus incontournables de notre Credo. Pourquoi s’en étonner ? La foi chrétienne est centrée sur le mystère de l’Incarnation.
Comme toujours, ce qui est le plus grand, le plus beau et le plus pur est ce que le démon cherche à avilir à travers la vulgarité des hommes, ce qui ne les grandit pas !
On se scandalise ici que la loi de la nature, telle que nous la connaissons, ne s’applique pas dans le cas de la naissance du Sauveur. Ce que nous expérimentons et ce que nous dominons s’exerce-t-il aussi dans l’œuvre de la Création ? dans les miracles qui jalonnent l’histoire d’Israël, le Nouveau Testament et dans chacune de nos vies où nous demandons si souvent à Dieu de nous permettre d’échapper à la loi générale ? dans le mystère de l’Eucharistie ? celui de la Résurrection ? dans ce qui nous fait vivre, à savoir le mystère du Salut ?
Cet article du Credo rend possible notre foi en la divinité de Jésus : il n’est pas un homme comme les autres que Dieu aurait choisi pour en faire son messager : il est vraiment Dieu qui a choisi d’être homme : il fallait qu’il s’inscrive à la fois dans une généalogie humaine et qu’il n’en soit pas totalement dépendant. Spirituellement est aussi exprimée la fécondité de la consécration virginale : Marie avait choisi d’être toute à Dieu. Toute, c’est-à-dire pas seulement le dimanche matin, pas seulement quand elle faisait ses prières, pas seulement dans ce qu’elle avait de plus spirituel en elle : toute ! Parce que le Salut s’étend à tout ce que nous sommes : quand on pense que Dieu vient habiter, racheter même notre péché !
Ainsi, se donner tout entier à Dieu, c’est collaborer librement, efficacement au travail de Rédemption qu’il vient faire en nous. Non que le mariage soit une mauvaise chose, bien au contraire ! mais, au cœur du monde il est nécessaire que des hommes et des femmes continuent de dire par leur consécration, que tous sont faits pour Dieu et que rien de ce qui est humain n’échappe à son œuvre de salut ; et non seulement ils le disent mais, par leur adhésion libre, ils font advenir le Salut. Et cette consécration (qui est encore insupportable à la pauvre génération qui est la nôtre dans le cas des prêtres et des religieux) est dotée d’une fécondité telle que le « oui » permanent et total de Marie conjugué à la volonté divine nous a ouvert la porte du Salut que nos premiers pères avaient fermée. Merci Marie !
« Et s’est fait homme. »
Chacun des articles du Credo constitue un élément indispensable à la cohésion de l’ensemble et cependant celui-ci est si particulier qu’il s’accompagne d’un geste que tout fidèle est invité à faire dans sa récitation publique : chacun s’incline au moment du « Verbum caro factum est » : Le Verbe s’est fait chair. Ceux qui ont un peu de culture musicale classique auront noté comment dans les grandes pièces du répertoire, la musique semble alors en suspens, ralentit de façon significative et semble elle aussi comme s’incliner jusqu’à terre pour saluer ce qui constitue la spécificité de la foi chrétienne : le Dieu auquel nous croyons n’est pas un Dieu lointain, n’est pas resté dans les cieux, mais est un Dieu qui a voulu partager notre humanité.
Cette « Incarnation » n’a rien à voir avec la visite pittoresque des divinités de la mythologie antique qui s’amusaient à batifoler avec les hommes : Dieu prend au sérieux la condition humaine et l’épouse jusque dans sa souffrance et dans sa mort, dans l’épaisseur authentique de l’existence, de telle sorte qu’il n’y ait aucune souffrance qui ne se reconnaisse dans la figure de l’Homme-Dieu dépouillé et souffrant.
Le catéchisme de l’Eglise catholique nous dit ceci : « la foi en l’Incarnation du Fils de Dieu est le signe distinctif de la foi chrétienne : « A ceci reconnaissez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu » (1 Jn IV 2). Telle est la joyeuse conviction de l’Eglise dès son commencement, lorsqu’elle chante « le grand mystère de la piété » : « Il a été manifesté dans la chair » (1 Tim III 16) ».
Il continue : « L’événement unique et tout à fait singulier de l’Incarnation du Fils de Dieu ne signifie pas que Jésus-Christ soit en partie Dieu et en partie homme, ni le résultat du mélange confus entre le divin et l’humain. Il s’est fait vraiment homme en restant vraiment Dieu. Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme. Cette vérité de foi, l’Eglise a dû la défendre et la clarifier au cours des premiers siècles face à des hérésies qui la falsifiaient. »
Jésus ne fut pas un homme adopté par Dieu, il n’est pas une créature, mais il est consubstantiel au Père, éternel et égal à lui. Lorsqu’on proclame Marie comme « Mère de Dieu », ce n’est pas pour dire que Jésus tient d’elle sa nature divine, mais bien ce corps doté d’une âme rationnelle qui s’est uni au Verbe éternel.
« Crucifié pour nous sous Ponce Pilate. »
Curieusement, après avoir évoqué la naissance de Jésus, le Credo passe immédiatement à la crucifixion, sans parler de l’enseignement et des gestes que le Christ a posés tout au long de sa vie publique. Parce que le Credo n’a pas pour but de nourrir notre piété ni même notre morale – ce que fait la lecture hebdomadaire de l’Evangile – mais il exprime le contenu de la foi. Or toute la vie de Jésus, ses miracles, ses paroles n’ont qu’un but : celui d’annoncer le Salut, essentiellement accordé aux hommes à travers le mystère de l’Incarnation et celui de la Croix et de la Résurrection. Sans Incarnation, l’aventure personnelle d’un homme n’aurait pu être que limitée et sans autre effet que pour lui-même, et l’Incarnation est tout entière orientée au partage de la mort et au don de la vie, réalisés aux jours de la Passion.
« Ponce Pilate »… Le mot le plus important du Credo selon le cardinal de Lubac, comme je l’ai déjà évoqué !
Il ne s’agit pas pour nous de juger et d’accabler chaque dimanche ce fonctionnaire romain partagé entre la loyauté envers l’Empire et le trouble intérieur causé par la rencontre du Seigneur. Tout au plus pouvons-nous prier pour lui au passage. Mais cette mention est avant tout une indication chronologique : le calendrier actuel n’existe pas à l’époque … et pour cause ! La datation d’alors se fait soit à partir de la fondation de Rome, soit plus communément par la citation des magistrats en place. Ponce Pilate constitue en outre une indication géographique : il était « préfet » de Judée. Il avait échappé comme beaucoup d’hommes de l’Antiquité au domaine de l’archéologie : il n’était connu que par les sources littéraires chrétiennes et par un historien juif du premier siècle qui avait évoqué aussi la figure du Christ, jusqu’en 1961 où des archéologues retrouvèrent dans les ruines de Césarée maritime une pierre portant le nom de Ponce Pilate et sa fonction.
Le citer, c’est affirmer l’historicité d’un événement qui s’est inscrit dans le temps et dans l’espace, qui est la vie de Jésus. Ce que nous proclamons n’appartient pas au domaine des mythes, de l’abstraction ou de la construction philosophique, c’est un fait historique, une révélation, le surgissement du divin dans notre univers et dont les contours appartiennent au monde matériel qu’il est venu précisément sauver et racheter.
« Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau. »
Le mot « passion » pour désigner le supplice et toute la souffrance du Christ est la traduction directe du verbe latin « patior » qui signifie « souffrir », et n’a rien à voir avec le sentiment, même si nous savons qu’elle fut acceptée et vécue par amour.
Pour prendre la mesure de la douleur physique qui fut la sienne, il faut se reporter au suaire de Turin qui, indépendamment de son authenticité, reflète avec précision la cruauté avec laquelle on s’acharnait sur un condamné au supplice des esclaves qu’était la croix.
Mais cette douleur n’est qu’une part de l’immense souffrance qui fut celle du Christ, unique et démesurée à proportion de l’amour qui la soutenait, et qui fait de Jésus-Christ, en toute vérité, l’« l’Homme des douleurs ».
Si aujourd’hui une personne veut exprimer un doute sur le mystère du salut, c’est en révoquant l’idée que le Christ ait pu vraiment ressusciter. Dans les premières années du christianisme où on gardait vivante la trace de l’enseignement du Christ au lendemain de sa résurrection, si des questions devaient s’élever, c’était sur le fait qu’il soit réellement mort. Voilà pourquoi la mise au tombeau a été pour les Pères du concile de Nicée une façon d’exprimer la réalité de cette mort que le Christ a concrètement connue et partagée avec nous. Jésus l’avait annoncé : « A cette génération, il ne sera pas donné d’autre signe que celui de Jonas : comme Jonas est resté trois jours dans le ventre du monstre marin, ainsi le Fils de l’Homme restera-il au cœur de la terre », trois jours à la manière juive de compter : vendredi soir et samedi, jusqu’à l’aube du dimanche (en fait le lever de la première étoile de la nuit).
Le symbole des Apôtres exprime à sa façon la rencontre que le Christ, dans la mort, fait avec ceux qui en étaient déjà la proie : « il descendit aux enfers », c’est-à-dire le séjour des morts et non pas l’« Enfer » qui est précisément l’absence et le refus de Dieu. La liturgie et les artistes ont même figuré ce face à face du Vivant avec les morts par la rencontre imagée entre le Christ et Adam qu’il vient comme tirer du sommeil par son bras vigoureux et auquel il apporte en priorité l’Evangile du Salut ainsi qu’à tous ceux qui avaient vécu dans son attente.
« Il ressuscita le troisième jour. »
« Si le Christ n’est pas ressuscité, vaine est votre foi et vous êtes les plus malheureux de tous les hommes : votre foi ne mène à rien ! », s’écrie saint Paul (1Co XV). La résurrection est le cœur de la foi chrétienne, sa proclamation constitue ce qu’on appelle le « Kérygme », ce noyau dur de la première prédication apostolique : « le Christ était mort et il est vivant ! »
Sans la résurrection, tout s’effondre : l’homme reste enfermé dans sa finitude, il peut se donner des règles, il peut se fixer un idéal pour rendre plus harmonieuse la coexistence avec ses frères et supportable le non-sens de sa vie, tout est de l’ordre de la convention entre les hommes, il n’y a plus d’absolu. Dieu lui-même, s’il existe encore, perd tout intérêt.
Si le fait même de la Résurrection n’a pas été attesté par exploit d’huissier – comme pour solliciter notre foi – il a laissé assez de traces pour fonder notre certitude. D’abord dans le cœur des premiers croyants, déroutés par un événement à la fois inouï et inattendu et en même temps longuement annoncé et secrètement mûri par la foi d’Israël ; dans l’attitude du milieu extérieur qui n’a pu fournir ni preuves ni éléments pour réfuter le message chrétien ; dans les récits des toutes premières apparitions du Ressuscité, qui témoignent d’une antiquité et d’une authenticité reconnues ; dans les prolongements étonnamment féconds de la Résurrection sans laquelle on a peine à expliquer le développement unique du christianisme. Mais, pour chacun de nous, c’est dans une expérience intérieure et personnelle rendue forte par la fidélité et la prière, dans un compagnonnage amoureux avec le Christ vivant que s’est forgée la conviction bien plus forte qu’une démonstration mathématique, que le Seigneur est vraiment ressuscité.
Cette résurrection n’est pas assimilable à celles que le Christ avait lui-même opérées (Lazare, la fille de Jaïre, le jeune homme de Naïm) : elle n’est pas un retour à la vie terrestre. Jésus est entré dans un nouveau mode d’être et, en même temps, cette résurrection est attestée comme très physique : le cadavre du tombeau n’est plus là, Thomas touche les plaies du Ressuscité qui partage un repas avec les siens : expression de l’importance et de la dignité du corps, de la continuité entre celui qui appartient à ce monde et celui du monde à venir et qui, en même temps, est l’objet d’une transformation que nos mots ne peuvent exprimer.
« Il ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures. »
La résurrection du Christ constitue un événement radicalement nouveau et unique dans l’histoire, qui a dérouté les premiers témoins, incapables d’avoir envisagé une pareille hypothèse.
Nous avons souligné qu’elle se distingue des « résurrections » opérées dans l’évangile, elle n’a rien à voir non plus avec les retours à la vie présentés par les mythologies antiques au sujet de dieux que personne n’a jamais vu ni avant ni après leur renaissance.
Le Créateur avait pour cela préparé le peuple d’Israël par un rejet total du polythéisme et de toute forme de superstition. La perspective même d’une récompense éternelle n’apparaît que progressivement dans la foi d’Israël et, au temps de Jésus, nombreux ceux qui rejettent encore – y compris dans la caste sacerdotale – l’idée d’une vie après la mort.
Et cependant tout l’Ancien Testament annonce de façon voilée le fait unique de la Résurrection : le Christ se réveillera du sommeil de la mort le troisième jour pour donner vie à son peuple.
C’est lui-même qui en fera la première exégèse aux pèlerins d’Emmaüs le jour de Pâques : « Jésus leur dit alors : « Vous n’avez donc pas compris ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Messie souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ? » Et, en partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur expliqua, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » (Lc XXIV 25-27)
Forts de ce précieux enseignement immédiatement transmis aux Apôtres, les croyants contemplent le mystère de la Résurrection dans chaque page de la Bible depuis le sommeil d’Adam dont le cœur ouvert donne naissance à l’Eglise représentée par Eve, jusqu’aux enseignements de Jésus annonçant sa passion et sa résurrection à travers paraboles et références comme le signe de Jonas, en passant par les « figures » du Christ qui jalonnent le Premier Testament, comme Joseph, le ministre de Pharaon, que nous offrait la liturgie de cette semaine. Ce sont encore les psaumes : « Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance : tu ne peux m’abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption. » (Ps XV 8-10) et tant d’autres pages qui nous font proclamer : « Oui, le Christ ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures. »
« Et il monta au ciel. »
Cette phrase fait, bien entendu, allusion à l’Ascension. Ce jour-là, le Christ ressuscité, après avoir enseigné les apôtres pendant quarante jours, les quitta visiblement : « Or, comme il les bénissait, il se sépara d’eux, et il était emporté au ciel » (Lc XXIV 51 ou McXVI 19), les Actes des Apôtres précisent même : « ils le virent s’élever et disparaître à leurs yeux dans une nuée » (AA I 9).
Malgré le pittoresque des miniatures médiévales montrant la scène avec les apôtres agenouillés devant un nuage d’où n’émergent plus que les deux pieds de Jésus, les mots « ciel », « ascension » ou « nuée » ne doivent pas nous faire illusion : il ne s’agit pas ici de précisions géographiques ou atmosphériques, Dieu ne réside pas dans nos nuages.
Et cependant les hommes ne peuvent se servir que des catégories de leur espace-temps pour désigner ce qui est au-delà : il est impossible de parler de l’éternité sans évoquer la durée (notion qui lui est pourtant étrangère) et d’orienter nos cœurs et nos regards vers Dieu sans lever la tête.
Il y a pour cela des raisons. Qui de nous – enfant déjà – n’a jamais été saisi d’un frisson devant l’immensité du ciel et n’est entré dans la contemplation de l’infini en essayant d’en imaginer les limites ? Plus encore que la mer dont nous connaissons les contours, le ciel, que l’homme n’a pas et ne pourra certainement jamais explorer totalement parle naturellement du mystère de Dieu.
D’autre part, dans l’observation du mouvement de la nature, de la croissance des plantes et des hommes, les civilisations ont toujours chargé de sens l’axe vertical : ce qui grandit s’oriente vers le haut, ce qui décrépit tend vers le bas. Les forces du mal appartiennent aux zones inférieures, et l’homme qui grandit – y compris moralement – va vers le « haut ». C’est ainsi que saint Paul exhorte ses correspondants : « Recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ ! » (Col III1).
L’Ascension affirme encore la royauté universelle du Christ qui tire vers le haut l’humanité entière. « Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, pour remplir toutes choses » écrit saint Paul aux Ephésiens (IV 10), exprimant bien par ce « mouvement » que le Christ est venu visiter, racheter et habiter de haut en bas toute la Création : il n’est rien ni personne désormais qui soit si méprisable (« bas ») qui puisse dire que Jésus-Christ ne se soit penché jusqu’à lui (l’humiliation de sa Passion n’est pas si loin) et il n’est rien qui soit si haut qui puisse prétendre lui être supérieur.
« Il est assis à la droite du Père. »
Là encore une notion spatiale, qui plus est tirée du protocole de l’antiquité orientale, pour désigner une réalité spirituelle !
« Siéger à la droite du Père » manifeste d’abord l’égale dignité du Père et de Jésus ressuscité. Une étiquette sourcilleuse soulignait la hiérarchie de l’empire à l’époque de la rédaction du Credo. Le Christ est assis sur le même trône royal que le Père : l’identité de nature entre le Père et le Fils avait fait l’objet d’une longue proclamation au début de la Profession de foi, maintenant c’est le Verbe Incarné, Jésus avec son corps marqué des stigmates de la Passion, ressuscité d’entre les morts qui est proclamé égal au Père. Avec lui c’est, en quelque sorte, notre humanité blessée qui est déjà associée à la gloire de Dieu.
C’est ce qu’affirme saint Jean Damascène : « Par droite du Père nous entendons la gloire et l’honneur de la divinité, où celui qui existait comme Fils de Dieu avant tous les siècles comme Dieu et consubstantiel au Père, s’est assis corporellement après qu’il s’est incarné et que sa chair a été glorifiée. »
Ainsi est exaucée la prière de Jésus avant sa Passion : « Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils, afin que le Fils te glorifie. (…) donne-moi la gloire que j’avais auprès de toi avant le commencement du monde » (Jn XVVII 1, 5).
Cette session à la droite du Père signifie aussi l’inauguration du règne du Messie. Le prophète Daniel l’avait annoncé : « A lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire à jamais, qui ne passera point et son royaume ne sera point détruit. » (Dn VII 14)
A partir de ce moment, remarque le Catéchisme de l’Eglise catholique, les apôtres sont devenus les témoins du « Règne qui n’aura pas de fin. »
Saint Paul écrit aux Ephésiens que le Christ est « au dessus de toute autorité, pouvoir, puissance et souveraineté », car le Père « a tout mis sous ses pieds » (Eph I 20-22), voilà de quoi assurer aux enfants de Dieu une suprême liberté face à tout ce devant quoi s’incline le monde !
« Il reviendra dans la gloire »
Au moment le plus solennel de chaque messe, c’est-à-dire après la consécration, le Seigneur s’étant rendu physiquement présent à la communauté chrétienne, celle-ci est appelée à « faire mémoire », c’est le sens du mot « anamnèse ».
Ce chant de l’anamnèse rappelle en effet le souvenir de l’incarnation, de la mort et de la résurrection du Verbe divin, mais elle s’ouvre toujours sur l’attente de son retour glorieux. Oui, le Christ est venu, oui il est là, oui il reviendra !
Qui l’attend encore ?
Les chrétiens pratiquants eux-mêmes sont parfois étonnés quand on leur dit qu’il leur faut attendre le retour glorieux de celui qui est venu dans l’humilité. Attendre ? Mais, ce sont les Juifs qui attendent encore le Messie, certains musulmans, qui attendent encore le Medhi !
Nous aussi, chrétiens, nous attendons la manifestation définitive du Seigneur : celui que nous connaissons parce que nous l’avons déjà reconnu présent dans notre pauvre humanité souffrante. Avec sa délicatesse, il est venu dans la discrétion mais la puissance de son amour nous l’a fait discerner au milieu des hommes et, depuis, dans la foi, nous vivons avec lui, partageant sa modestie et ses humiliations, sûrs pourtant de son triomphe.
Cette victoire-là n’aura rien à voir avec le cortège orgueilleux des généraux vainqueurs faisant suivre leur char des victimes enchaînées : «On vous dira : ‘Le voilà, il est ici ! il est là !’ N’y allez pas, n’y courez pas. En effet, comme l’éclair qui jaillit illumine l’horizon d’un bout à l’autre, ainsi le Fils de l’homme, quand son Jour sera là » (Lc XVII 23-24). Le Christ a insisté lui-même pour que nous ne nous perdions pas en conjectures et en représentations illusoires à propos de ce « Jour », il a également insisté pour nous dire que ce Royaume a venir était déjà présent au milieu de nous. Mais ce que nous attendons, ce que les anges ont annoncé après l’Ascension, c’est la manifestation à toute la Création du mystère qui ne nous est accessible aujourd’hui que par la foi.
Ce jour verra l’instauration de toute justice et l’assouvissement de toutes nos aspirations légitimes constamment déçues par le monde présent.
Ce qui étonne encore d’avantage les chrétiens c’est d’apprendre qu’ils sont invités à hâter la venue du Seigneur par leur prière, leur intimité avec le Christ et la force de leur espérance. Le dernier mot auquel conduit toute la Bible : « Amen ! Viens, Seigneur Jésus ! » (Ap XXII 20) fait de nous, non les conservateurs de la mémoire mais le peuple de l’espérance.
« Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts. »
La venue annoncée du Messie dans la gloire coïncidera avec le Jugement dernier, celui du dernier Jour, qui inaugurera son règne définitif. « Juger les vivants et les morts » peut être interprété de deux façons : 1/ désigner ceux qui seront en mesure d’entrer dans sa Vie et ceux qui seront destinés à la « seconde mort » qui sera en fait une éternité de souffrance, ou bien 2/ juger ceux qui seront déjà morts et ceux qui seront encore vivants lors de son retour : « nous ne mourrons pas tous » (1 Cor XV 51) mais « tous nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu » (Rom XIV 10).
Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour juger mais pour sauver (Jn III 17), de là s’est répandue l’idée, même chez de nombreux chrétiens, qu’une distinction assortie d’une peine aussi terrible est incompatible avec le message de l’évangile. C’est ne l’avoir jamais lu en entier et c’est nier la responsabilité de l’homme et l’enjeu de sa vie : toute l’œuvre de Dieu est de hisser sa créature à ce niveau de liberté et à cette puissance, de faire un choix capital pour l’éternité.
Malgré la contradiction apparente, dans une autre page de l’évangile, le Seigneur annonce qu’à son retour « il siégera sur son trône de gloire et qu’il séparera les hommes les uns des autres » (Mt XXV 31-32).
La solution se trouve à la suite du premier passage (Jn III 18-19) : « et le jugement le voici : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont préféré l’obscurité ; qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. » Ainsi le jugement est-il l’œuvre de chacun dans son choix libre de reconnaître ou non le Christ Fils de Dieu (avec toutes les conséquences qui en découlent). Etre un jour face à lui révèlera le jugement dont nous sommes les acteurs aujourd’hui : « Le voici maintenant, le jour favorable le voici maintenant le jour du salut ! » (2 Cor VI 1).
Ainsi, à notre mort le jugement est déjà clos (ce qu’on appelle le « Jugement particulier »), le « Jugement dernier », lui, nous fera entrer avec la communauté de toute l’humanité dans le Royaume nouveau qui sera alors inauguré. Les éléments de ce monde qui peuvent y participer seront intégrés à cette création nouvelle, comme notre corps qui, mystérieusement et parce qu’il constitue une partie de notre identité, ressuscitera comme celui du Christ glorieux.
Tiraillés entre l’angoisse des apôtres : « mais alors qui peut être sauvé ? » (Mx X 27) et l’insouciance de ceux qui misent avec légèreté sur la bonté de Dieu, nous préfèrerions peut-être passer outre.
Saint François d’Assise rajoutera ces mots à son Cantique des créatures : « Sois loué, mon Seigneur, pour notre sœur la mort corporelle, à qui nul homme vivant ne peut échapper ! Malheur à celui qui meurt en état de péché ! Heureux ceux qu’elle trouvera faisant ta très sainte volonté ! Car la seconde mort ne pourra leur nuire. » Il rappelle ici la nécessité de la « persévérance finale » (le fait d’être trouvé à son poste au moment de la Rencontre), qui s’ancre dans la parole du Christ : « Heureux serviteur, que son maître, en arrivant, trouvera à son travail. » (Lc XII 43). Mais, rester vigilant jusqu’au bout est moins une affaire de calcul réussi que de sereine fidélité : Dieu n’est pas venu nous piéger ! C’est dans la fidélité d’aujourd’hui, tranquille, exempte de toute crainte et de toute tension, que je prépare le plus efficacement le Rendez-vous de toute ma vie.
Alors, ce n’est pas un hasard si l’évangile et la vie des saints préfèrent insister sur la perspective du salut que sur la possibilité de la damnation. Un détail auquel on ne songe pas : l’Eglise n’a toujours instruit que des procès de canonisation et le seul procès de damnation curieusement suggéré au pape Pie IV n’a jamais abouti…
Il me faut donc regarder le temps présent, l’accueillir comme la chance que Dieu me donne pour le rencontrer aujourd’hui et cette rencontre assure celle de demain.
Si je dois penser au dernier jour, c’est pour me stimuler dans cet accueil présent de l’amour de Dieu, y puiser le sens de l’infini qu’il contient, en pressentir l’immensité. Et si l’inquiétude refait surface, comme aux apôtres le Seigneur me répond : « à l’homme le salut est impossible mais tout est possible à Dieu ». Il me plait de rappeler le tympan roman de la cathédrale d’Autun où l’archange Michel chargé de la pesée des âmes appuie négligemment son doigt, l’air de rien, sur un des plateaux de la balance (le bon, bien sûr…), exerçant alors la justice de Dieu, là où nous pourrions considérer qu’il fausse notre justice à la façon humaine : « Par son obéissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs péchés. » (Is LIII 11).
Oui, c’est confiants et sereins, les yeux et le cœur tournés vers Jésus Christ qui vient nous sauver, qu’il nous faut tenir notre lampe allumée !
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Publié le 30 mai 2025